Ce Maroc bien aimé
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Mémoire de la présence Française au Maroc à l'époque du Protectorat
 
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 Au pays du paradoxe - MAROC -

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Paul CASIMIR





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MessageSujet: Au pays du paradoxe - MAROC -   Au pays du paradoxe - MAROC - - Page 2 EmptySam 26 Juil - 12:11

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MAROC, PAYS DU PARADOXE


Il eût suffi d'un geste hostile de là population que l'on devinait attentive, anxieusement blottie derrière les murailles de toutes les maisons blanches dévalant en cascade les pentes raides du piton rocheux supportant la Zaouïa, pour déchaîner la foudre prête à l'anéantir.

Mais une fois encore, avant que le général Lyautey ne l'eût alors défini en l'une de ces formules heureuses - qui lui sont familières, - l'étalage de notre force qui s'affirmait bandée pour l'action, devait en éviter l'emploi

Les Cheurfa de Moulay Idriss, à qui l'exemple tout récent du sort de la Zaouïa de Béni Amar, et la manière dont nous en avions usé avec la population pacifique de Meknès, avaient incul­qué la sagesse, surent user de leur ascendant sur les rudes populations du Zerhoun pour faire observer le calme. Aucun coup de fusil intem­pestif n'était venu troubler, depuis l'apparition des troupes françaises arrivées dans l'après-midi du jour précédent, la majesté tranquille, la séré­nité d'un paysage d'églogue.

Par un prodigieux hasard tenant du paradoxe, sur cet étroit coin de terre, s'éployait tout à la fois ce qui survivait du Maroc de Rome, ce qui vibrait de toute la ferveur de la foi islamique vivante, groupée autour du berceau du Maroc musulman et ce qui, sous la forme confuse et mouvante du camp des conquérants nouveaux, contenait en sa force tout le devenir du Maroc de demain.



47
LA BEAUTÉ INTACTE


Sans brutalité, comme une grenade qui cède et craque sous l'ardeur irrésistible des rayons du soleil le sanctuaire farouchement interdit jus­qu'alors à tout infidèle, allait s'ouvrir devant des hôtes.

L'éloquence persuasive d'un Verlet-Hanus con­viant les Cheurfas à la paix évitait les effusions de sang et le désastre.

Et ce qui, la veille encore, eut été une profanation, devait apparaître aux indigènes, apparemment persuadés et résignés à l'inévitable, comme la manifestation d'une hos­pitalité dont les Français sauraient apprécier le gage. L'après-midi du même jour, nous étions admis à visiter la ville et invités à partager avec les Cheurfas, dans leur nid d'aigles, tout en haut de la vertigineuse ci té, le thé à la menthe et les pâtisseries savoureuses sans lesquelles il n'est point de réception marocaine.

L'investissement du sanctuaire, que sa posi­tion naturelle fit juger inexpugnable et choisir par le fondateur dans la première dynastie maro­caine qui y bâtit la prime forteresse d'où sa puissance devait peu à peu s'étendre et rallier tout le Maroc à l'Islam, s'achevait dans un pique-nique.


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MessageSujet: Au pays du paradoxe - MAROC -   Au pays du paradoxe - MAROC - - Page 2 EmptySam 26 Juil - 12:22

48  
MAROC, PAYS DU PARADOXE


Peu après notre entrée en ville aux portes de laquelle nous attendaient les seigneurs du Zerhoun, gardiens du sanctuaire, il fallut mettre pied à terre. L'escalade commença des rues étroites et tortueuses cheminant entre les mu­railles de cet inextricable groupement de mai­sons. Elle nous menait au faîte d'un rocher domi­nant là haut le plateau où les Romains bâtirent jadis leur cité commerçante et guerrière, et n'était pas de celles qui pouvaient s'effectuer sans encombre par une troupe nombreuse de cavaliers. C'est à pied que nous partîmes donc pour cette ascension. Elle eut lieu entre les deux haies vivantes que faisait aux bords des ruelles toute une foule gardant sur notre passage un silence obstiné, une immobilité impression­nante. Dans la physionomie des indigènes, les yeux seuls vivaient, qui reflétaient l'incohérence et le désarroi de leurs pensées.

Et rares sont ceux d'entre nous, dans le cortège accompagnant le général Moinier, marchant aux côtés des Cheurfas, qui n'ont pas gardé de cette promenade singulière un souvenir poignant parmi ceux que le Maroc d'autrefois réservait aux visi­teurs de la onzième heure.




49  
LA BEAUTÉ INTACTE



A l'extrême pointe de l'étrange cité-labyrinthe, la dominant tout entière et ramassée sur l'étroit espace du sommet, s'érigeait la maison des Cheurfas. Nous y pénétrions, avides de sortir de la prison des ruelles sinueuses et des escaliers interminables.

Une pièce étroite et longue nous dispensa l'accueil de ses divans bas, jetés sur d'épais tapis berbères. Elle s'ouvrait sur une terrasse exiguë en contre-bas de laquelle, présentant l'aspect d'un monceau de sucre enroulé sur un plateau d'émeraude, ocellé d'ocre rouge, se groupaient, serrées comme un troupeau à la menace de l'orage, les maisons cubiques de la ville sainte. Au-dessus, flottait la rumeur confuse d'une foule.

Au delà des jardins, dans la plaine vallonnée, on pouvait, sans le secours de la jumelle, tant l'air était limpide, suivre dans tous les détails de son ordonnance familière, la structure du camp fran­çais. Les troupes rassemblées attendaient, égale­ment disposées pour la parade ou pour la bataille. Les canons, prêts à cracher la mort, formaient avec leurs servants des groupes à part, que sou­tenait une ligne étroite et ténue d'infanterie coloniaie.

Dans l'ouest, la turquoise du ciel se faussait déjà d'irisations aux couleurs de soufre et de cendre verte. Au loin, menues comme les pièces dépareillées d'un jeu de construction, éparses dans une friche de palmiers nains, s'espaçaient les ruines dorées de l'antique Volubilis.







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MessageSujet: Au pays du paradoxe - MAROC -   Au pays du paradoxe - MAROC - - Page 2 EmptySam 26 Juil - 17:55

50
MAROC, PAYS DU PARADOXE


Les conditions de l'aman accordé aux tribus du Zerhoun ayant été débattues et acceptées dans des entretiens qui, précédemment, avaient eu lieu au camp, la réception des Cheurfas se déroula dans l'habituel échange des courtoisies officielles.

L'allure semi-paysanne, semi-guerrière des Cheurfas se tempérait d'une sorte de gaucherie onctueuse, ecclésiastique, qui n'était pas exempte d'une certaine noblesse.

Le thé nous fut servi. Deux beaux jeunes hommes, en leurs voiles blancs, marquaient leur présence par une grâce intime de gestes que la gravité de l'heure hiératisait juste ce qu'il fallait pour laisser dans mon esprit le pur souvenir d'un moment de beauté.

Un serviteur ayant déposé devant moi le verre d'où s'élevait l'arôme frais et piquant d'un thé à la menthe, l'un des Cheurfas le prit et le tendit au plus grave des deux éphèbes. Je vis celui-ci s'approcher de moi, s'incliner, la main gauche retenant sur sa poitrine les plis de son burnous et m'offrir la boisson brûlante, beau comme Ganymède accomplissant le rite.

Alors le vieux chérif, se penchant vers l'inter­prète, répondit à mon geste d'étonnement charmé :




51
LA BEAUTÉ INTACTE

— Les choses délicates gagnent encore en dou­ceur à vous être présentées par des êtres de visage agréable et d'esprit harmonieux. Celui-ci est un poète qui dira tout à l'heure un chant en l'hon­neur du général français.

La cérémonie terminée, nous allâmes visiter la ville et passâmes devant le sanctuaire de Moulay Idriss.
Une détente s'était déjà faite dans les esprits des citadins, éclairant les visages moins fermés. Ce n'était pas encore le sourire, mais qui donc, un peu averti, l'eût cherché sur les lèvres de cette foule ?

En sortant de la ville, nous remontâmes à cheval pour aller recevoir l'aman des tribus du Zerhoun. Cette cérémonie devait se dérouler sur un plateau planté de vieux caroubiers qui domine Moulay Idriss. Là, nous attendaient une centaine de caïds, les chefs vaincus du Zerhoun, le visage à demi caché sous le capuchon de leurs burnous blancs et formant un grand cercle qui pesait sur la ville sainte comme une couronne de silence et d'angoisse.

Le général Moinier s'avance au milieu d'eux tandis que le porte-fanion pique en terre sa lance où tremble, dans les rosés du couchant, la petite flamme tricolore. Un morceau de toile de tente est jetée sur le sol. Alors, chaque caïd, se détachant du groupe avec lenteur, vient déposer au pied du fanion la somme de douros due en hom­mage à la France.



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MessageSujet: Au pays du paradoxe - MAROC -   Au pays du paradoxe - MAROC - - Page 2 EmptySam 26 Juil - 18:06

52  
MAROC, PAYS DU PARADOXE

Le soleil bas rosit au loin les crêtes rocheuses du Zerhoun. Les spahis et les chasseurs d'Afrique de l'escorte se découpent, vivement silhouettés, sur le ciel qui s'éteint. A nos pieds, bien bas, bien loin, le camp.

L'un après l'autre, chaque chef ajoute, aux pièces d'argent qui s'amoncellent, les pièces d'argent qui s'écoulent de son sac de cuir ou de son mouchoir de soie. La nuit maintenant est presque totale. Le général, tout à son rôle, ne se soucie pas du danger d'une situation inouïe; d'une part, un monceau do douros, une poignée de cavaliers; d'autre part, les brigands du Zerhoun prêts à bondir dans la nuit favorable sur le trésor entassé à nos pieds par leurs chefs humiliés.

Nous nous sentions nerveux et trouvions bien longs les salamaleks qui terminaient la céré­monie. Dans l'obscurité profonde, il fallait tendre la main à chacune de ces mains de soumission que chaque chef portait ensuite, selon la caïda, à son front, puis à sa poitrine. Et c'est à la lueur des torches allumées par les indigènes que nous quittâmes le plateau aux caroubiers.

Derrière nous, suivaient les spahis portant les douros de l'aman dans des sacs à viande.



53  
LA  BEAUTE INTACTE


Trois jours après, la colonne rejoignait Fez. Elle ramenait un otage d'importance : le prince Moulay Zine, le propre, frère de Moulay Hafid proclamé sultan malgré lui par les tribus des Beni M'Tir et la populace de Meknès. Royauté éphémère, L'arrivée des troupes françaises, le 8 juin, sous les murs de la ville, après un assez dur combat au passage de l'oued Ouislam, en avait interrompu la carrière. Nous ramenions à son impérial frère, contre la promesse d'une existence honorable et la conservation de ses biens, celui que le raz de marée de haine popu­laire avait porté et maintenu sur le trône de Moulay Ismaïl pendant dix-sept jours.

Allant seul, à l'amble d'un cheval pommelé caparaçonné d'un harnachement framboise, sous la surveillance discrète et lointaine d'une fraction de la colonne, le Sultan découronné revivait-il les courtes heures de son triomphe ou cherchait-il à imaginer par avance l'accueil que lui réser­verait son frère ? N'avait-il pas, tout comme cet autre, été pendant une demi-lune un « Sultan national.. » ? Mais.. les œuvres d'Allah, seules, sont durables



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MessageSujet: Au pays du paradoxe - MAROC -   Au pays du paradoxe - MAROC - - Page 2 EmptySam 26 Juil - 18:23


V


UNE AUDIENCE DE MOULAY HAFID



Sur les confins de l'interminable plaine du Saïs, une longue muraille crénelée semblait s'avancer au-devant de nous. Rien qui révélât l'agglomération de la ville immense derrière cet écran massif de pierres et de pisé. Mais la masse grise barrait la plaine, paraissant enfermer du vide. Ça et là, quelques hauts peupliers érigeaient l'abandon de leurs fuseaux à demi dépouillés. De longs vols circulaires de pigeons, qu'effrayaient les traînées de poussières soulevées par notre appareil guerrier, s'y réfugiaient comme en un inviolable asile. C'était l'Aguedal du palais du Sultan. L'oued Fez s'y engouffrait brusquement, dans une arche surbaissée, bu par la muraille.

La colonne tournait au pied du mur, vers la droite, franchissant un pont dont les piles iné­gales plongeaient dans le marais, et se dirigeait pour prendre ses quartiers, vers Dar Debibagh.



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LA BEAUTÉ INTACTE


L'état-major, les chefs do colonne et nous, les attachés civils, continuions tout droit, accompa­gnant le général MOINIER qui s'en allait donner au Maître de l'Empire le détall des semaines vic­torieuses au cours desquelles il venait de refouler les berbères, de dégager la plaine de la menace d'Akka Bou Admani et de lui reconquérir Meknès.

J'allais enfin aborder ce Moulay Hafid, dernier Sultan, qui, pendant quelques mois, avait pu donner à certains diplomates enclins à l'indul­gence, l'illusion d'un Sultan fort, qui, prêchant la guerre sainte, avait fomenté la révolte, vaincu son frère dans la plaine de Settat et mis en déroute cette méhalla que j'avais vue sous les murs de Rabat.

Tous ces guerriers marocains jadis parqués entre Rabat et Chellah avaient été par lui défaits et dispersés. Les femmes et les enfants grouillant en ces bizarres campements étaient devenus ses esclaves, et le trône de Moulay Hassan légué par le défunt empereur à son fils Abd-El-Aziz usurpé par la force, c'était lui, Moulay Hafid, qui en détenait les droits et les charges.

Dans la muraille épaisse que nous longions depuis des centaines de pas, une porte au blin­dage de fer rouillé grinça sur ses gonds.


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MessageSujet: Au pays du paradoxe - MAROC -   Au pays du paradoxe - MAROC - - Page 2 EmptySam 26 Juil - 18:37

56  
MAROC, PAYS DU PARADOXE

Nous entrons. Un vaste espace, une prairie bossuée ça et là de taupinières et dont le sol, en d'autres endroits, disparaît sous une végétation de maré­cages.

Un pont en dos d'âne franchit l'oued Fez qui coule, canalisé, large fossé doublant à l'intérieur la défense de la muraille. Des carcasses de che­vaux achèvent de pourrir, abandonnées dans des buissons d'ortie. On nous explique que ce sont les restes d'une cavalerie tenue prête en vue d'une fuite rapide pendant le siège de Fez par les tribus.
Les balles des assaillants pleuvaient dans l'enclos durant des jours et nul ne se hasarda à porter aux montures abandonnées une provende qui put les empêcher de mourir de faim. Les bêtes à la corde crevèrent d'inanition et de soif à quelques pas du fleuve.

A l'extrémité opposée de cet immense enclos dont les seuls occupants étaient, avant notre irruption, ces repoussantes charognes, quelques bestiaux étiques et pelés, des oiseaux de proie qui s'élèvent, lourdement gavés, se trouve une bâtisse blanche, de construction relativement neuve. C'est un pavillon cubique, à un étage, accolé à la haute muraille qui sépare l'Aguedal d'autres jar­dins ou d'autres enclos sans doute pareils à celui dans lequel nous avons mis pied à terre et attendons le bon plaisir de Sidna pendant plus d'une heure, chassant de la fumée de nos ciga­rettes, ou des pans de notre cheich, les mouches importunes.




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LA BEAUTÊ INTACTE


Ce pavillon est sans caractère, mais non sans histoire. Je devais le revoir souvent depuis, en des circonstances fort diverses, vibrant aux cris d'allégresse ou aux abois tragiques d'une foule vociférante et rebelle.

Enfin, une rumeur derrière la muraille où s'accote le pavillon, dont la porte s'ouvre. Un « Naham Sidna » mugi par dos voix gutturales. Des files de rnokhaznis aux tarbouches pointus s'égrènent le long des marches et de la galerie du pavillon. Le caïd méchouar (introducteur des ambassadeurs) s'avance, s'appuyant avec gravité sur une longue canne à bout d'ivoire, insigne do sa dignité*. Il fait un signe d'appel et d'accueil. Le général Moinier se détache de notre groupe ; nous suivons. En haut des marches du perron, l'ensemble du trône nous apparaît. Après les trois saluts successifs dus au descendant du Pro­phète nous nous groupons, et les interprètes débitent, en des compliments de circonstance, toute la litanie des mensonges officiels.

Sur un canapé qui tient lieu de trône, boiserie dorée couverte de brocart crème à fleurs dont quelques capitons  arrachés laissent passer des touffes de crin, Sa Majesté est assise à la turque.


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MessageSujet: Au pays du paradoxe - MAROC -   Au pays du paradoxe - MAROC - - Page 2 EmptySam 26 Juil - 18:50

58
MAROC, PAYS DU PARADOXE


Un visage large, poupin, avec des tendances à la bouffissure. Les voiles blancs qui l'encadrent, le capuchon au pli régulier font ressortir le bistre du teint. Les mains et les pieds soignés, la netteté de la peau dénotent des ablutions fréquentes. Une odeur de menthe et d'encens émanant des vête­ments révèle qu'il sort des mains de ses esclaves, qui, après une nuit d'orgie pareille aux précé­dentes, ont massé et parfumé le Maître. Mais ce front bas, ces yeux proéminents dont la prunelle étrangement petite et sombre flotte sur un globe laiteux strié de veinules jaunes et qui en ce moment ont une expression bovine, cette bouche lippue sous un nez en bec d'aigle, révèlent les entrailles d'esclave de couleur qui l'ont enfanté.

Pourtant, qu'une pensée de violence vienne tout à coup effleurer ce front, et les yeux amorphes s'éveillent, modifiant du tout au tout l'expression bénigne et lassée du masque. Le regard s'anime, cruel, comme celui d'un oiseau de proie, dardant la menace que souligne le rictus des lèvres fortes, découvrant la denture puissante où brillent quelques points d'or. Ce regard-là est bien celui des conquérants, guerriers farouches investis de la toute-puissance, lointains descendants du Pro­phète dont ils sont issus.



59
LA BEAUTÉ INTACTE


Et pendant que des banalités et des souhaits s'échangeaient entre les interprètes officiels, j'évoquais en des souvenirs déjà anciens la figure du précédent Chef de l'Islam d'Occident, entrevue en des circonstances fort différentes. Je la revoyais telle qu'elle m'était apparue à Rabat dans le pavillon de Kébibat lors de l'Ambassade de 1908. Physionomie plus calme, et combien plus racée, aux yeux plus clairs, regardant droit, et dans lesquels passait, fugitif, un regard de dou­ceur révélant l'origine circassienne de sa mère. Le teint clair, un peu gris, prenait des tons d'ambre chaud aux rayons du soleil couchant, qu'il aimait voir s'effacer au delà des vagues marquant la limite de son empire...

Sous un sourire faux du maître encore indis­cuté du Moghreb, l'audience finie, on s'inclina pour les saluts d'adieu.

Hors des murailles lépreuses de l'Aguedal et loin du regard lourd, volontairement inexpressif, inquiétant de Moulay Hafid, je me repris à respirer.


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MessageSujet: Au pays du paradoxe - MAROC -   Au pays du paradoxe - MAROC - - Page 2 EmptySam 26 Juil - 18:53

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VI


ENTRÉE DANS FEZ



Cependant que les troupes, par les multitudes de petits sentiers parallèle qui composaient ce qu'on appelait à cette époque « le trick maghizen » (la route impériale), arrivaient sous les premiers murs du grand méchouar et de là, bifurquant à droite, gagnaient leurs cantonnements de Dar Debibagh, je continuai ma route tout droit, me dirigeant vers la ville.

Apres avoir longé la longue muraille crénelée du Palais qui, dans la direction du Nord, fait face à la sierra du Zalagh, la piste aboutissait à une grande place, carrefour d'où partaient, comme les branches irrégulièrement déployées d'un éven­tail, d'autres pistes s'écartant vers le Nord et l'Est. Une petite porte s'ouvrait dans la muraille cyclopéenne où s'engouffrait, venant 'de tous les points de l'horizon, une foule d'indigènes qui à pied, poussant devant eux des animaux de bât, qui montes sur des bourricots, des chevaux ou des mules, entraient dans Fez.




61
LA  BEAUTE INTACTE


L'étroite ouverture franchie, après un couloir que la hauteur des constructions faisait paraître plus exigu, on passai! sous une autre porte, monu­mentale celle-ci : Bab Segma, célèbre dans les fastes de l'histoire marocaine. Une énorme tour octogonale en défendait les abords dont la masse de pierres appareillées, patinée, dorée par les soleils de mille années, se détachait nettement sur le ciel. Bab Segma passée, on traversait une cour immense, rectangulaire, fermée sur sa face ouest par les énormes murs du plus ancien château des Sultans, murs épais de  douze pieds, haut de soixante, et que renforçaient encore de puissants contreforts. Dans ce gigantesque   ouvrage de défense, construit par les premiers successeurs de Moulay Idriss II, se dessinait une autre porte, de style florentin, dont le déplorable anachronisme en ce lieu n'avait pu être racheté par les propor­tions grandioses. C'était l'entrée de la Makina, l'arsenal aménagé sur l'ordre de Mouiey Hassan.

Face à Bab Segma, une porte encore, flanquée de deux tours  quadrangulaires massives, dont les créneaux en partie effrités par les siècles prolon­geaient leurs arêtes aiguës et inégales sur toutes les murailles environnantes.


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MessageSujet: Au pays du paradoxe - MAROC -   Au pays du paradoxe - MAROC - - Page 2 EmptyDim 27 Juil - 12:24

62  
MAROC, PAYS DU PARADOXE


Cet ouvrage de titans donnait passage à un arc outrepassé surmonté d'un fronton où une inscription de zelliges décou­pées décrivait en caractères indestructibles la gloire du Sultan qui l'avait édifié. Dans l'épaisseur des murs et sous de formidables arceaux, entre les larges piliers soutenant les voûtes, des loggias avaient été ménagées. Celle de gauche pour le tribunal du Pacha venant y rendre la justice ; celle de droite pour le poste de garde. Et quand, au sortir du portail majestueux, le regard cher­chait instinctivement l'espace, il rencontrait encore une autre cour enfermée elle aussi entre des murailles aussi épaisses, aussi hautes que celles qu'on venait de franchir. Dans cette cour, en face des arrivants, s'ouvrait le petit méchouar où les anciens empereurs du Maroc avaient jadis reçu les ambassadeurs envoyés par l'Europe. Dans les parois de droite et de gauche de ce défilé, d'étroites ouvertures livraient passage à une foule sans cesse en mouvement.

Au pays du paradoxe - MAROC - - Page 2 Bascan91
Pour gagner Fez El Bali — le vieux Fez — il fallait traverser la première baie pratiquée dans la muraille de gauche. Enfin : on allait arriver, voir la ville ? Point. Un large couloir entre deux autres murailles. Et c'était tout. Le dédale tou­jours ébauché continuait. S'informait-on : le guide répondait que derrière le mur de droite s'étalaient les jardins de Bou-Jeloud, dépendances du Palais du Sultan, et que, par delà le lourd et haut écran de pierre qui s'étendait à gauche, s'alignaient d'autres murailles avant l'espace vide du bled.




63  
LA BEAUTÉ INTACTE


Et la ville ? Plus loin, toujours plus loin. Le voyageur poursuivant sa roule, se sentait gagné par une étrange impression d'étouffement, d'op­pression causée par cet interminable chemine­ment entre des murailles sans fin. Le défilé se continuait  presque en ligne droite ; une porte monumentale barrait encore la route après plu­sieurs centaines de mètres dans le couloir, puis une autre qui s'ouvrait sur un espace triangulaire, plus vaste, plus large, mais lui aussi enclos entre d'autres enceintes élevées, crénelées, au-dessus desquelles et à gauche apparaissait la silhouette menaçante, pesante, hérissée, du Zalagh aux crêtes aiguës barrant tout l'horizon.

C'est sur cet espace, au sol bossué, lépreux, raviné que naguère encore on reléguait les am­bassades aux premiers jours de leur arrivée, jusqu'à l'heure où le Maître clé l'Empire Fortuné, ayant daigné recevoir officiellement l'annonce de leur venue, leur assignait un emplacement plus convenable et plus compatible avec la dignité des gouvernements qu'elles avaient mission de représenter.


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MessageSujet: Au pays du paradoxe - MAROC -   Au pays du paradoxe - MAROC - - Page 2 EmptyDim 27 Juil - 12:32

64  
MAROC, PAYS DU PARADOXE


Mais la ville ? Encore au delà. Derrière d'autres murs et par-delà d'autres portes. On arrivait enfin, après un dernier étranglement du chemin, à la dernière porte. Une place minuscule sur laquelle prenaient jour des boutiques de forge­rons, de bourreliers et de caouadji. Une petite fontaine où, sous un encorbellement de plâtre ouvragé, s'abreuvaient les bêtes dans un bassin revêtu de mosaïques, en occupait un angle. Deux mûriers aux feuilles poussiéreuses en marquaient l'opposite.

Deux portes encore s'ouvraient sur celte placette, l'une béant sur le Zalagh, l'autre donnait accès à une rue étroite, à forte pente, qui menait au cœur de la ville par un long et sinueux escalier aux degrés espacés et bas complètement mangés, usés, dont il restai! encore ça et là quelques vestiges. Sur ce carrefour exigu où se croisait obligatoirement tout ce qui se dirigeait de Fez El Bali vers Fez Djedid ou en revenait, l'incessant fourmillement d'une multitude allant de ce pas élastique oo feutré que donne l'habitude des lon­gues marches pieds nus par des rues déclives.

Dans cette fouie, où les citadins en burnous d'une éblouissante blancheur coudoyaient les paysans vêtus de laine rèche, enjolivée de points de couleur des nombreux villages du Tghat et du Zalagh, on ne voyait aucun Européen.




65  
LA BEAUTÉ INTACTE


Rares étaient ceux qui habitaient la ville. On les comp­tait, et parmi la vingtaine de chrétiens y séjour­nant à l'habitude, quelques-uns avaient adopté le costume marocain, parce qu'ils ne se trouvaient pas en mesure de renouveler leur garde-robe et qu'ainsi vêtus ils passaient à peu près inaperçus dans un milieu où, quelques semaines encore auparavant, la vue d'un roumi n'eût pas été sans indisposer les indigènes.

Donc encore aucune fausse note dans ce tableau où chaque détail animé se trouvait être rigou­reusement semblable à ce qu'il avait été depuis des siècles.

Plus on enfonçait vers le centre où se grou­paient plus volontiers la vie commerciale et la vie industrielle de la cité, plus les maisons apparaissaient hautes, pressées, les ruelles res­serrées, étroites, tortueuses. Des encorbelle­ments gagnant sur la largeur de la rue, à chaque nouvel étage et supportés par des étais de bois de cèdre faisaient se rejoindre à trente ou quarante pieds au-dessus du sol, les maisons espacées a la base par un passage, calculé suivant la caïda, l'antique usage, pour un chameau chargé.

On atteignait ainsi la Kaiceria, les souks des diverses corporations, tenant tout un quartier, ayant chacun son caractère propre, son aspect, son public, ses bruits, ses couleurs et ses odeurs particulières.






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MessageSujet: Au pays du paradoxe - MAROC -   Au pays du paradoxe - MAROC - - Page 2 EmptyDim 27 Juil - 12:47


66
MAROC, PAYS DU PARADOXE


Dès les premiers moments, je retrouvais le Fez d'autrefois inchangé. Rien encore parmi les événements du dehors n'avait modifié l'aspect, ni des choses, ni des hommes. J'allais pouvoir errer au gré de mon caprice avec peut-être plus de liberté qu'en 1902 ; car, à cette époque déjà lointaine, je ne pouvais guère aller et venir sans l'escorte, obligatoire pour les étrangers, des mokhaznis mis à leur disposition par le Pacha.

Au jour suivant, travesti à la marocaine, je me repris à parcourir la ville sans hâte, avec la par­faite quiétude donnée par cette impression qu'on ne fait plus tache, et qu'on ne constitue plus un anachronisme vivant, un objet disparate, dans un ensemble parfaitement homogène.
J'étais un passant parmi les autres, dont Je vêtement et l'allure n'appelaient pas l'attention, qui pouvait regarder sans être lui-même dévi­sagé.

J'allais dans les mille jeux de la lumière, à chaque pas changeante, selon l'orientation des rues, la hauteur des maisons, selon qu'elle tom­bait verticale comme une lame luisante, par une étroite fissure entre deux hautes maisons, ou qu'elle filtrait en rayons obliques avec des lueurs de soupirail aux deux extrémités d'un passage en tunnel.




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LA BEAUTÉ INTACTE



Parfois, il fallait que les cavaliers se couchassent sur le col de leur monture pour éviter de heurter du front les solives d'un pont jeté entre les deux constructions. Plus loin, c'était encore d'autres éclairages, d'autres jeux dans la lutte toujours renouvelée de la clarté et de l'ombre. A tous les pas des détails exquis, à ravir un aquafortiste. Par les déchirures du voile épais des vignes dont le feuillage abritait des rues pendant cent pas, la lumière tombait en pluie d'or, révélant d'une éblouissante bigarrure, ocellant, zébrant de noir et de blanc les choses immobiles et la multitude en mouvement qu'elle caressait au passage. Au long des murs, luisant comme une colonne torse de vieux marbre noir, s'élevait de loin en loin un cep noueux plusieurs fois centenaire, poli, verni pur l'incessant frottement des burnous et des haïks, dernier vestige d'une vigne très ancienne que la ville, en se resserrant avait tout entière submergée.

Des ruelles restaient interdites aux cavaliers, comme autrefois, les entours de la mosquée de Moulay Idriss et les souks des tisserands à la Kaiceria, barrés par une perche d'arar. C'était là que se pratiquaient les criées aux enchères de tous les objets mis on vente par les dellals ou crieurs publics, mejmars et plateaux de cuivre ciselés, vêtements, ceintures brodées. Aux heures fixées pour la vente, une foule s'y pressait, dense à n'y point respirer.

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MAROC, PAYS DU PARADOXE


D'autres passages étaient encore défendus par un barrage, des rues horm où nul infidèle ne pouvait prétendre passer.

Le quartier de la Kaiceria franchi, séparé des autres par des portes que l'on fermait chaque soir, et qui divisaient la capitale pendant la nuit en une trentaine de petites cités ayant chacune son mokkadem, les rues toujours tortueuses et plus déclives conduisaient par le souk des fruits secs, puis par celui des teinturiers, au pont (Beïn M'doun) enjambant l'oued Fez, seule clairière, peu large, éblouissante, au sortir de cette forêt de maisons.

Le fleuve tumultueux, encaissé, descendait plus bas encore en torrent, entraînant dans la torsion de ses remous et le bondissement de ses rapides toutes les écumes, tous les détritus de la ville.

C'est seulement dans cette gorge étrange, où des multitudes de bâtisses se chevauchant les unes les autres dans une prodigieuse escalade vers le ciel, figuraient une gigantesque cascade pétrifiée qu'on pouvait se rendre compte de l'énorme masse construite. Là seulement on commençait à comprendre aussi ce bruit d'eaux bondissantes, constamment entendu dans toutes les ruelles derrière chaque muraille, sous le sol de chaque échoppe :




69
LA BEAUTÉ INTACTE



murmure, ou gar­gouillis, ou grondement, musique que l'on n'oublie plus une fois écoutée, qui accompagne en sourdine tous les rythmes de la vie pendant le jour, et qui, dans le silence nocturne de la ville endormie, en explique la genèse et l'histoire en déroulant sans trêve les thèmes de sa sym­phonie dominatrice.


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VII


FEZ



Des jours passèrent où je m'abandonnai dans une presque complète solitude au charme de la Ville Unique où, depuis des millions d'heures, dont le seul chant des muezzins avait marqué la fuite, les êtres évoluaient pareillement dans un cadre immuable.

L'occupation française de la région n'avait rien apporté d'insolite à Fez. L'armée vivait en marge des hautes murailles, chez les Béni M'Tir, pour­suivant la pacification de la plaine du Saïs, quelque part vers Kasbah El Hadjeb. Parfois une colonne rentrait pour quelques jours de repos. La garnison demeurée à Dur Debibagh ne délé­guait en ville que quelques rares corvées qui ne franchissaient guère l'enceinte du Mellah et des semaines entières s'écoulaient sans qu'une silhouette étrangère, différente de celles des hôtes habituels de la Médina, vînt y jeter une dissonance.




71
LA BEAUTÉ INTACTE


L'été s'annonçait ardent. J'avais quitté mon campement installé dans un jardin de la villa haute pour adopter un logis au fond de la cité.
Perdu dans un des plus anciens quartiers de Fez, je retrouvais ma petite maison au retour d'interminables flâneries dans les souks bariolés, avec une joie toujours nouvelle. Un patio dallé de mosaïques gardait dans sa pénombre la fraî­cheur précieuse de l'eau bouillonnant sans trêve au creux de la vasque qui en marquait le centre. De hautes colonnes soutenaient la galerie desser­vant l'étage supérieur. Un grand carré de ciel, le matin et l'après-midi, en formait le dais céruléen qui ne pâlissait qu'au moment ou le soleil au zénith promenait sa fugitive caresse sur les déco­rations en dentelle do plâtre des murailles.

J'avais renoué quelques relations avec d'an­ciennes connaissances ; un vieux relieur de qui j'avais acquis, au cours d'un précédent voyage, quelques bouquins antiques et de respectables grimoires délicatement enluminés, des mar­chands chez qui j'avais découvert quelques cuivres intéressants et d'amusantes faïences aux colorations exquises dont les maallemines mo­dernes semblaient avoir perdu le secret.

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72  
MAROC,  PAYS DU PARADOXE


Des notables négociants de la Kaiceria, qui voulaient voir dans mon costume marocain,  décidément adopté,  comme un hommage à leur façon  de vivre, me convièrent bientôt à visiter leur maison.  J'y allai et nous bavardions du sujet qui défrayait toutes les imaginations. Les Fran­çais  étaient venus  en amis. Devant eux les rebelles s'étaient dispersés comme des grains de sable sous le souffle du chergui. Les transactions suspendues de longs mois entre Fez et la côte redevenaient possibles avec une sécurité qui — si Dieu voulait ! — ne pourrait plus être troublée. Car il était visible que nous ne partirions plus. N'avait-on pas installé un hôpital auprès du ter­rain concédé jadis par le Sultan pour la télégra­phie sans fil ? D'ailleurs, qui donc eût trouvé mauvais que nous fussions venus ? Ne nous conduisions-nous pas en hôtes discrets et désin­téressés et non pas en conquérants brutaux ?

Au sortir de ces conversations amicales, j'ache­vais la promenade interrompue, riche en demi-découvertes. Car s'il m'était possible d'admirer à loisir l'architecture délicieuse et, par bien des côtés, très florentine, de certains fondouks comme celui des Nedjarine, par quoi les corpo­rations d'autrefois affirmèrent leur vitalité et leur richesse, je ne pouvais m'attarder plus qu'une bienséante et discrète curiosité ne l'eût permis devant la porte entrebâillée d'une médersa dont la décoration intérieure et aussi le délabrement m'avaient frappé au passage.




73  
LA BEAUTÉ INTACTE

Ce fondouck des Nedjarine m'attirait comme une promesse.

Parmi tous ceux que renferment les divers quartiers de Fez, celui-ci se révèle en tous points admirable. La majesté des proportions de la porte monumentale s'y colore de la patine chaude des bois sculptés et de l'éclat discret des mosaïques. Les dispositions architecturales du patio en sont si particulièrement heureuses que les fins utili­taires par lesquels l'édiice fut construit n'ont aucunement évincé l'idée maîtresse d'art déco­ratif qui s'y révèle.

Mais j'aurais voulu voir des médersas. Je savais par ce que m'en avaient dit mes hôtes quel soin avait été apporté au long des siècles écoulés à la construction de ces édifices où s'abriteront, depuis leur création, des générations de tolbas venus étudier les livres sacrés sous l'égide des maîtres de l'Université de Qaraouïine. Mais nul ne pouvait songer à en pousser les portes parfois vermoulues. Et quand je voulais revoir tel détail entrevu, à l'aide duquel tout architecte peut se faire vague­ment l'idée d'un ensemble, il me fallait user de ruse, pareil en cela aux enfants curieux dont j'entendais les voix répéter à l'unisson d'intermi­nables versets du Coran.

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74
MAROC, PAYS DU PARADOXE


Les écoles enfantines de quartier où les petits Fasis viennent apprendre, avec les rudiments de l'alphabet arabe, les prières que tout musulman se doit de faire au moins cinq fois par jour, paraissent autant de volières. C'est en façade sur la ruelle, une échoppe, guère plus spacieuse que les magasins s'ouvrant au rez-de-chaussée de la maison voisine.

Elle n'est séparée du chemin que par un treillis de bois sculpté. Les bambins y accèdent par un étroit escalier extérieur de quatre ou cinq marches. Et, tout en s'exerçant à tracer sur leur planche de bois dur les caractères que dicte le maître d'école, ou tout en répétant sur un ton chantant de litanie les versets sacrés, ils peuvent suivre à travers la paroi de bois ajouré, les continuelles allées et venues des passants.

Dans le concert des bruits qui commencent avec l'aube et gagnent progressivement toutes les rues pour ne s'apaiser graduellement que bien après le coucher du soleil, l'école enfantine fait sa partie.




75
LA BEAUTÉ INTACTE


Ce qui m'attirait le plus dans la ville immense où je promenais indolemment une curiosité toujours renaissante, c'était ce quartier de Karaouïne. Que d'heures j'ai passées dans ce centre d'ar­dente vie commerçante, qui est aussi depuis les origines de la cité le centre pensant de Fez, traî­nant mes babouches en le dédale des rues tor­tueuses qui séparent la vieille Université de la porte monumentale, si belle, de la mosquée des Andalous.

Nulle part ailleurs comme en ce vieux quartier, la vie fasi ne s'est conservée intacte depuis une longue suite de siècles. Les mêmes passants, dans les mêmes costumes, ayant les mêmes attitudes, les mêmes allures, vivent de la même vie exté­rieure et des mêmes pensées, les expriment de façon identique du regard, de la voix et des gestes. Ils déferlent comme un flot inlassable do la pointe du jour à la tombée de la nuit, entre les maisons hautes où chaque étage se dresse en encorbellement sur l'étage précédent jusqu'à masquer complètement le ciel.

A celui qui sait et veut voir les rythmes les plus secrets de l'existence marocaine, point n'est besoin d'errer ailleurs qu'en certaines de ces ruelles baignées, même aux plus éclatants midis, d'une pareille pénombre de crypte souterraine. Il peut, restant dans la quiétude de l'ombre, plonger ses regards dans la grande mosquée de Karaouine où, suivant le moment du jour, viennent s'engouffrer dans l'océan de lumière éblouissante de ses patios de marbre, tantôt de rares fidèles dési­reux de recueillement et de silence, tantôt la foule, pressée que l'interminable invocation du muezzin convoque à la prière.



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76  
MAROC, PAYS DU PARADOXE


Quand le crépuscule noie sous ses buées violettes la plaine immense du Saïs au delà de la ville grise et que le sommet granitique du Zalagh s'empourpre aux derniers rayons du soleil décli­nant, la nuit s'est faite déjà depuis longtemps dans les rues sur lesquelles s'ouvrent les Sept portes de la Mosquée. Mais si tout est noir à l'entour du   sanctuaire, si les hommes vont presque à tâtons dans cette nuit piquetée des quelques lumières falotes qu'allument, l'un après l'autre, des boutiquiers attardés à l'ouvrage, le ciel  encore  resplendissant se reflète dans les grandes cours de marbre de Qaraouïine. Toutes les lueurs du jour agonisant paraissent s'y con­centrer avec une intensité nouvelle, avivant les luisances des marbres humides, le rebord ondulé des vasques, un détail saillant des corniches, les arabesques des plâtres sculptés, le vernis éteint des mosaïques. Sur la foule accroupie, troupeau docile, en ses burnous clairs, les reflets du ciel pâle promènent une imprécise caresse lumineuse qui la baigne et vient s'interposer ainsi qu'un impalpable écran entre ceux qui prient ou rêvent en silence et les bruits profanes de la foule du dehors.




77
LA BEAUTÉ INTACTE


Au soir d'un jour où j'avais résolu de secouer, pendant quelques heures, la torpeur de ces con­templations à quoi prédisposaient les ardeurs des après-midi étouffantes, je trouvai la ville trans­formée. Sorti à cheval avec quelques gardiens, j'avais fait une longue promenade dans le fantas­tique labyrinthe que décrivaient alors les sentiers bordant les jardins environnant la ville dans la direction du Sud et de l'Est, ceinture de verdure se superposant à la ceinture de pierres et plus impénétrable par endroits que la haute muraille millénaire. Un peu étourdi de la longue ran­donnée silencieuse où j'avais dû parfois mettre pied à terre et traîner mon cheval par la bride dans le lit caillouteux d'un ruisseau desséché, faute d'autre route, j'avais décidé de terminer l'après-midi au sommet du cimetière des Mérinides.

M'étant longuement empli les yeux du spectacle unique qu'offre l'admirable belvédère où les plus puissants sultans du Moghreb déci­dèrent d'établir leur nécropole, cédant aux solli­citations de mes domestiques, assez pressés — me semblait-il — de rentrer en ville, je descen­dais, me dirigeant vers Bab-Guissa, les pentes abruptes de la colline. Aux approches de la muraille, une foule se pressait plus dense que celle qui, de coutume, à la fin du jour, se diri­geait vers la cité avant la fermeture des portes, une multitude mieux vêtue, plus propre, qu'on s'étonnait de voir surgir, à cette heure, des ravins séparant le Zalagh des contreforts rocheux aux­quels s'appuient, ça et là, vers le nord, les gigan­tesques bastions ruinés du mur d'enceinte de Fez. Mon guide me renseigna d'un mot : " C'est le vingt-septième jour du Ramadan ".

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78
MAROC, PAYS DU PARADOXE


J'acceptai l'explication qui ne me parut pas, à ce moment, renfermer un particulier intérêt.

Le quartier de Bab Guissa est peut-être le plus pittoresque de la ville de Fez. Ce fut, dans les siècles passés, l'un des plus opulents de cette ville de négoce ou le nombre des fondouks répond à peine aux besoins d'une population urbaine qui compta jusqu'à cent cinquante mille habitants et ravitaillait en pro­duits d'outre-mer près d'un million d'individus des tribus.

Primitivement occupé par le mellah, les juifs durent abandonner, dit-on, en 675, ou en 1270 — selon que l'on compte suivant l'Hégire ou suivant l'ère chrétienne, ce qui ne saurait avoir aucune espèce d'importance — cet emplacement qui leur avait été concédé pour y bâtir leurs demeures. Certains qui ne se souciaient point de transporter leurs pénates aux lieux où le mellah se presse aujourd'hui, obtinrent de pouvoir s'y fixer défi­nitivement sous la condition de se convertir à l'islamisme. Les plus riches se résignèrent et devinrent musulmans.




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LA BEAUTÉ INTACTE


Telle fut l'origine de cer­taines grandes familles qui, depuis des généra­tions, gravitent dans l'orbe du Maghzen, donnant dès cette époque une preuve de cette remarquable faculté d'assimilation qui les distingue aujour­d'hui.

Après l'éblouissement du fabuleux décor que composaient la plaine ondulée du Saïs, les minces et longs méandres du Sebou, les nuages empour­prés du couchant émergeant en traînées fuligi­neuses d'un éther de cendre verte sur lequel tranchaient les silhouettes brutalement découpées des hautes sierras de l'Est et du Sud, la ville me parut plus obscure et plus tenue. Seule, au dessus du troupeau serré, monochrome, des constructions uniformément grises, l'extrémité du minaret de Bab Guissa surgissait toute rose de la dernière caresse du soleil agonisant. Cette chevauchée emmi la lumière éblouissante de l'apres-midi et les pierreries du crépuscule s'achevait dans le noir.

Avec une hâte que je ne remarquai point d'abord, les artisans fermaient leurs boutiques, les muletiers, les caravaniers pressaient. l'entrée de leurs bêtes dans les fondouks, comme obéis­sant à un mystérieux mot d'ordre.

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MAROC, PAYS DU PARADOXE


Dans le quartier bas de la ville, des éclairages luisaient plus nombreux de minute en minute. Mille l'eux s'allumaient aux plus petits carrefours éclai­rant à profusion une population vêtue d'habits de fête où dominaient les burnous blancs et les étoffes légères. Bientôt nous nous trouvâmes, mes gardiens et moi, seuls cavaliers dans les rues les plus passagères encombrées d'un public continuellement accru. Nous croisions des théories d'esclaves aux vêtures multicolores cir­culant en file indienne avec, sur la tête, de grands plateaux, surmontés de hauts couvre-plats coniques.

Bien avant d'arriver à Qaraouïine, les carrefours étroits où ne circulaient plus que des piétons étaient en grande partie occupés par les étals des vendeurs de gâteaux, de nougat, et de confiseries dressées en plein vent. Des relents d'huile chaude, de menthe, se mêlaient au parfum des benjoins brûlant sur des cassolettes de cuivre, et de fleur d'oranger s'exhalant des vêtements nets d'une foule ablutionnée. Des monceaux énormes de beignets aux luisauces rousses s'accumulaient en des plateaux d'argile brune. Des piles de pâtis­series sèches s'érigeaient sur les tables basses que des marchands installaient en un clin d'œil dans tous les coins que ne submergeait pas encore le flot pressé de passants en habits de fête.




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LA BEAUTÉ INTACTE


Les portes des mosquées béaient, toutes grandes ouvertes, laissant voir l'intérieur des édifices où s'en­gouffraient hommes, femmes, enfants, s'accroupissant en groupes violemment éclairés par une multitude de cierges, de bougies placés dans les arceaux et garnissant les grands cercles ajourés des lampes de métal.

Je reconnaissais difficilement les rues, tant de fois parcourues de jour et de nuit. II me semblait qu'il y avait quelque chose de changé dans la disposition habituelle des lieux. Je notais des modifications que je n'aurais pas su définir. Et puis, brusquement me revint à l'esprit la phrase de mon domestique : « C'est la nuit du vingt-septième jour du Ramadan ».

J'avais la raison de ces intérieurs flamboyants, de cette foule en fête, de la multiplication appa­rente des mosquées. Toutes les portos des lieux saints, jalousement clos le reste de l'année, et que seuls connaissent les initiés des confréries et les adeptes des innombrables marabouts de la ville trois fois sainte, étaient ouvertes. L'intérieur des sanctuaires où se pressaient les visiteurs était inondé de la clarté des mille feux que dispensait aux tombeaux des saints la piété des fidèles. Cette fête religieuse à laquelle parti­cipait la population entière était une fête de lumière. Le peuple de cette ville quasi souterraine, plus sensible que tout autre à la joie des illumi­nations, criait sa liesse et sa gaîté dans la clarté éblouissante des édifices devant lesquels j'étais passé vingt fois sans me douter qu'entre les deux boutiques avoisinantes pût se trouver l'entrée d'un marabout spacieux qui projetait au dehors ces lueurs de fournaise.


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82
MAROC, PAYS DU PARADOXE


A peine entré chez moi je dus ressortir pour me joindre à la foule en joie. Traîné par la main d'un guide, Mohamed Ali Ktiri, un jeune indi­gène, triomphant de pouvoir me montrer la ville sous un aspect tellement nouveau, je rencontrai, allant à pied comme moi, les plus riches mar­chands et les grands dignitaires mêlés à la multi­tude des enfants et de femmes rieuses caquetant sous le haïk. Cette-nuit là, Fez, à l'ordinaire obstinément fermée, semblait livrer son mystère. Une vie extérieure puissante, d'une débordante gaîté, s'était substituée à la vie de toujours, muette et comme emprisonnée derrière les épaisses murailles aveugles et les portes barricadées.

Je rentrai, ayant été l'hôte de dix maisons amies où je retrouvai même accueil empressé, mêmes agapes joyeuses. Et regagnant mon home, le patio où l'eau murmurante bouillonnait douce­ment dans la petite vasque de marbre, reflétant sur ses bords humides les premiers rayons vermeils de l'aurore, je pensai qu'il faudrait se garder de toucher à tout ce que je venais de voir.




83
LA BEAUTÉ INTACTE


Cette liesse des gens, cette fête des lumières, l'une et l'autre s'effaceraient, s'éparpilleraient le jour où l'on toucherait aux murailles de la ville, gar­diennes de la vie et des coutumes typiques de la cité.

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MessageSujet: Au pays du paradoxe - MAROC -   Au pays du paradoxe - MAROC - - Page 2 EmptyMer 30 Juil - 10:14



Au pays du paradoxe - MAROC - - Page 2 00_tra10

La fontaine et le fondouk Nejjarine à Fez.

Aquarelle de Tranchant de Lunel.


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MessageSujet: Au pays du paradoxe - MAROC -   Au pays du paradoxe - MAROC - - Page 2 EmptyVen 1 Aoû - 9:31

VIII


FEZ - OUEZZAN - TANGER


Les Espagnols, que les succès de notre inter­vention à Fez et à Meknès empêchaient; de dormir, avaient débarqué à Larache. Et comme première conséquence de leur venue, la route de Fez à Tanger par le Gharb se trouvait fermée.

Restait la route d'Ouezzane ; je décidai d'adopter cet itinéraire, avec d'autant plus d'enthousiasme  que je pourrais être piloté en ce trajet nouveau pour moi par un guide à qui mon ami Biarnay avait eu l'occasion de rendre quelques services et qui lui était tout dévoué. Il s'offrait à me faire passer sans encombre dans un pays troublé, à la condition qu'on lui laissât la conduite de toute cette affaire. Biarnay qui possédait une admirable connaissance des hommes et des choses du Maroc, et qui savait évoluer avec une égale habileté dans les milieux fasis comme dans les milieux du Djebel les plus réfractaires à toute ingérence du Maghzen, m'engagea à accepter cette offre.




85
LA BEAUTE INTACTE


Je n'eus garde de refuser. Je commençai mes pré­paratifs, l'organisation de ma caravane et mes visites d'adieu.

Un vieil ami de Fez qui voisinait volontiers chez Biarnay, ayant appris mon départ prochain, vint m'offrir ses souhaits d'heureux voyage, et la conversation ainsi engagée déborda rapide­ment ce sujet vite épuisé. L'homme, un vieillard aveugle, appartenait à cette génératin de fasis que rien des choses d'Islam ne laisse indifférents. Il avait sur les événements politiques de l'heure présente des idées qu'il est assez difficile d'imaginer pour un cerveau d'Européen. Il émettait sur eux et sur les hommes qui passent pour les conduire des jugements qui ne man­quaient point de saveur.

Désireux de connaître sa pensée et celle de ses coreligionnaires sur notre arrivée au cœur du Maroc, je lui posai quelques questions. Je voulais savoir ses impressions. Il ne se découvrit qu'après d'assez longues circonlo­cutions au travers desquelles il n'était guère malaise de deviner un enthousiasme mitigé.

— Enfin — lui dis-je — pour le pousser dans ses derniers retranchements, les indigènes de la ville sont contents que nous soyons venus pour les délivrer de la menace des tribus en siba ?


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MessageSujet: Au pays du paradoxe - MAROC -   Au pays du paradoxe - MAROC - - Page 2 EmptyVen 1 Aoû - 9:39

86
MAROC, PAYS DU PARADOXE


— Oui, fit-il, vous êtes les seuls qui puissiez agir ainsi. Les Espagnols, nous n'en aurions pas voulu..... Les Allemands nous ont fait de belles promesses ..... Au fond, on sait que les Français ne troublent pas le pays. Ils respectent la religion des Marocains..... Ils sont contents .....

— Le ton fait la chanson, lui répliquai-je. Tu n'as pas l'air extrêmement convaincu.

Il fut un moment sans répondre. Je ne pouvais rien lire sur ce visage, doublement fermé puisque ses yeux étaient morts.

— Hé bien, me dit-il enfin, comme à regret. Ils auraient peut-être mieux aimé les Anglais.

Je ne le rebutai point par l'accent d'un homme piqué dans son patriotisme et, du ton détaché de celui qui est prêt à tout admettre, mais avec des explications, je lui posai la question :

— Très bien. Et pourquoi eussent-ils mieux aimé les Anglais? Toi qui es savant, continuai-je, tu sais quelles sont nos différences de méthodes. Tu n'ignores point que, nous, les Français, quand nous ouvrons un pays, nous nous efforçons de mettre les indi­gènes à notre niveau. Nous leur donnons l'ins­truction. Pendant ce temps on fait des routes, des chemins de fer, des travaux. Quand le pays est prêt, les indigènes le sont aussi. Ils peuvent profiter de ce que nous avons fait.




87
LA BEAUTÉ INTACTE

Mais tout ce beau discours n'eut pas l'air de le convaincre. J'allais abandonner la partie quand il me fit cette déclaration :

— Ils auraient peut-être mieux aimé les An­glais parce que vous, les Français, avez une façon vexante de nous traiter.

— Comment ?

— Vous nous échangez contre des nègres. En ce moment, reprit-il, vous nous échangez contre le Congo.

Je n'eus pas à jouer l'étonnemenL J'étais stu­péfait. J'ignorais et beaucoup de mes compa­triotes, je puis dire tous ceux qui se trouvaient à Fez, ignoraient les tractations qui pouvaient avoir lieu à cette époque entre les gouverne­ments français et allemand et qui ne devaient avoir leur dénouement que beaucoup plus tard, en novembre,
Mais je ne m'arrêtai pas à l'invraisemblance de cette éventualité. Si j'avais paru la mécon­naître, j'aurais perdu le droit à toute consi­dération de la part de ce visiteur si bien informé.

Je pris un biais makhzen.

— Nous ne vous échangeons pas du tout, lui répondis-je. Nous échangerions, le cas échéant, une influence sur le Congo. Les Anglais n'auraient pas agi autrement.


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MessageSujet: Au pays du paradoxe - MAROC -   Au pays du paradoxe - MAROC - - Page 2 EmptyVen 1 Aoû - 9:51

88  
MAROC, PAYS DU PARADOXE

Les Anglais laissent les indigènes très libres, ils respectent leurs cou­tumes, mais ils tirent parti du pays avant que les indigènes ne soient instruits et puissent le faire concurremment avec eux.

J'essayai de lui prouver que nous n'avions rien à envier à personne au point de vue des mé­thodes de colonisation .....

English andhoum el chèque ! (les Anglais ont le chèque).

Sa réponse sur un mode doucement péremptoire m'arrêta court. Elle éveillait en moi une foule de souvenirs assoupis .....

*
**

Cela, c'est une autre histoire. Mais elle vaut, à mon avis, la parenthèse où je crois ici devoir la glisser.
En février 1898, je me trouvais à Deïr Zohr qui est aujourd'hui, à quelque chose près, le point extrême de notre zone d'influence en Syrie. Un pont y réunit les deux rives de l'Euphrate. J'y marchandais des radeaux pour y installer mon campement et descendre sur le fleuve jusqu'à Feloudja et, de là, à Bagdad.



89  
LA BEAUTÉ INTACTE


Je m'étais mis en tête, un peu avant cette époque, de visiter Da­mas, le Chott-el-Arab, et de remonter ensuite sur
la rive du Kaharoun jusqu'aux ruines de Suze. Deïr-Zohr n'est rien qu'une oasis où j'avais résolu de me reposer quelques jours pour refaire un peu ma caravane assez éprouvée par la traversée du désert de Syrie. Depuis Palmyre, les huit longues étapes dépendent des sept puits d'eau naphteuse qui jalonnent la piste à l'exclusion de tout autre point d'eau. Région que supportent fort mal les animaux qui, pour s'en remettre, ont besoin de quelque repos.

A Damas, n'étant pas en mission officielle et n'ayant pu avoir aucun appui, ni du consul de France ni du consul d'Angleterre, j'avais dû tout préparer moi-même avec l'aide du vali. Pendant les trois semaines qu'y avait duré mou séjour, je fis l'acquisition, au jour le jour, de mules et de quelques domestiques.

Je me trouvais à l'hôtel donnant sur la Barada, fleuve qui traverse Damas, lorsqu'un gros monsieur d'une trentaine d'années vint me demander la permission de se joindre à ma caravane. Il devait, paraît-il, se rendre à Bagdad. Seul, il ne pouvait entreprendre ce trajet à travers l'Arabie. Il était obligé d'affronter la mer Rouge, Aden, les Indes, et de revenir par un des bateaux mensuels qui desservent Bassorah et Bagdad. Je lui rendais un gros service en acceptant sa compagnie. De son côté — une politesse en vaut une autre — il se mettait à ma disposition pour me servir d'in­terprète.


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Aquarelle de Tranchant de Lunel


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90  
MAROC, PAYS DU PARADOXE



Il m'apprit qu'ancien professeur de langues orientales dans un lycée de Berlin, il parlait l'arabe, le turc et le persan avec autant de per­fection que l'allemand. Je n'eus aucune peine à me rendre compte qu'il m'eût rendu des points en français. Alors drogman au consulat d'Alle­magne à Beyrouth, il voulait gagner Bagdad par les voies les plus rapides, devant y remplacer le consul d'Allemagne.

Ce compagnon de voyage : c'était le docteur Rosen que je trouvai dix ans après ministre d'Allemagne à Tanger, et vingt ans après mi­nistre des Affaires étrangères du Reich.

Mais nous étions sur les berges fangeuses de l'Euphrate en train de faire radouber le fond de nos chalands afin que l'eau n'abîmât point les tapis de nos campements. Sur le chaland voisin du mien et qu'il installait à son usage, le docteur Rosen s'entretenait avec le consul d'Allemagne à Bagdad qui, fort pressé, avait quitté son poste pour rencontrer son successeur sur ce coin perdu d'Arabie. Il devait remonter ensuite par Alep et Constantinople vers l'Europe.

Que se passait-il en ce moment ? Les Allemands convoitaient le chemin de fer de Bagdad dont les Anglais, pour des raisons économiques et politiques qu'il ne m'appartient pas de juger, désiraient ardemment la maîtrise.

Moi, je ne m'occupais pas de politique.




91  
LA BEAUTÉ INTACTE




J'installai mon chaland, mes tapis, m'organisant le plus confortablement possible, aussi peu soucieux des discussions des hommes que des raisons d'Etat qui les faisaient mouvoir et s'agiter, désireux seulement d'arriver  dans les meilleures conditions à Bagdad, la ville des Califes, restée pour moi une énigme encore indéchiffrée et sur laquelle je n'avais guère que les impressions vagues et alléchantes, laissées par la lecture de quelques chapitres dos Mille et une Nuits.

Si, pendant ce temps, les envoyés inquiets de l'Allemagne s'agitaient, c'est que l'Angleterre, d'un chèque judicieusement placé, s'était appro­prié le Pachalik de Kowet, seul point d'aboutisse­ment rationnel de la ligne Constantinople-Bagdad sur le Golfe Persique....

Et, par une association d'idées que lie le fil des souvenirs, je vois une ville blanche et mauve mollement étendue au fond d'un golfe ouvert sur l'une des routes maritimes de la plus haute impor­tance mondiale.

Des collines fleuries de jardins charmants l'encadrent, s'interposant comme un écran par­fumé pour la préserver de la rudesse des vents de l'Océan et de la Méditerranée qui, de l'ouest et de l'Orient, viennent  mêler  leurs eaux sur la grève.


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