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Ce Maroc bien aimé

Mémoire de la présence Française au Maroc à l'époque du Protectorat
 
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 VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON.

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Pierre AUBREE
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MessageSujet: Re: VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON.   VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON. - Page 6 EmptyJeu 2 Mar - 9:23

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VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON. - Page 6 Visio136

- Medersa Bou Anania à Meknès.

... la musique et l’amour. Sous leurs coupoles à facettes, dans l’ombre chaude, un peu dorée, que colorent mille arabesques peintes, on est comme à l’intérieur d’un grand bijou fané. Et toujours, à côté, quelques débris de rempart ou de bastion, quelque farouche crête broussailleuse.
On nous a montré la prison des Chrétiens. C’est un souterrain, une vaste cave qui a contenu des milliers d’esclaves, et dont ils ne sortaient que pour travailler aux bâtiments, — travail poussé par delà les limites de la force humaine.
Tous les jours, il en mourait dont on murait les corps dans les maçonneries. Le Père Busnot nous montre ces malheureux portant sur des échelles qui coupaient leurs pieds nus les charges de toub et de chaux, bâtissant sans échafauds et souvent dans leurs chaînes, — ceux qu’on employait à cuire la brique ou la chaux si durement éperonnés qu’ils étaient parfois brûlés vifs. « Un jour, le sultan vit en haut d’une muraille qu’on achevait, Jean Gueret de Bretagne, qui respirait un moment; le roi impitoyable prit son fusil et le jeta de haut en bas. Marin Sully étant tombé dans une semblable faute, le roi lui donna deux coups de lance qui le jetèrent par terre. On ne voyait autour de lui qu’horreur et que carnage ».
Il recevait les envoyés chrétiens qui venaient traiter du rachat des captifs sur la plate-forme du souterrain. On peut se représenter la scène ; saint Olon et le Père Busnot l’ont décrite. Entre deux haies de gardes noirs, le Sultan arrivait, sa lance au poing, ...


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- Medersa Bou Anania à Meknès.



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MessageSujet: Re: VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON.   VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON. - Page 6 EmptyJeu 2 Mar - 9:24

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- A la fontaine.


... monté sur un cheval dont un nègre portait la queue dans un linge. Et puis, « assis à plate terre, sans natte ni tapis, les jambes nues et croisées », dans la simplicité de ses voiles musulmans, il donnait audience. L’ambassadeur du Roi-Soleil, en perruque, en dentelles et canons, son chapeau à plumes à la main, débitait dans le style majestueux du grand siècle ses compliments, et présentait sa requête. Il parlait de « la bonté » de Moulay Ismaël, de « sa tendresse, de son amour de père pour ses peuples », et proposait un échange de captifs. Les gémissements des esclaves sous les voûtes, le ferraillement de leurs chaînes formaient la basse de ce concert de politesses. Pressant argument, vraiment sous-entendu, dont le Sultan accompagnait ses marchandages.
Il terminait l’entrevue en invitant l’ambassadeur à se convertir à l’Islam. On possède des missives par lesquelles il exhorta Louis XIV et Jacques II à se faire mahométans. Il ne doutait de rien. On sait que son ambassadeur auprès du grand Roi lui ayant dit merveille des charmes de la princesse de Conti, il la fit incontinent demander en mariage.
De toutes les constructions de Moulay Ismaël, les plus étonnantes ne sont que des écuries et des magasins à grains. Mais quelles dimensions ! Les Romains ont conçu des monuments plus puissants; en ont-ils conçu d’aussi démesurés ? Les écuries, selon un chroniqueur arabe, avait plus d’une lieue de long ; le Père Busnot leur donne trois quarts de lieue. On raconte (sans doute, c’est une légende, mais qui dit au moins l’impression des contemporains) qu’elles contenaient, sous des coupoles qui servaient d’arsenal à la cavalerie, douze mille chevaux — quelques-uns, qui avaient fait le voyage de la Mecque, vénérés comme des saints, et dont l’Empereur venait chaque jour pieusement baiser le poil.


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- A la fontaine



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MessageSujet: Re: VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON.   VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON. - Page 6 EmptyJeu 2 Mar - 9:25

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VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON. - Page 6 Visio138


Je revois des alignements d’énormes arceaux, des travées, des nefs ébranlées comme par un tremblement de terre, des successions de cintres noirs que la perspective emboîte les uns dans les autres. Sous des pinceaux de rayons bleuâtres, comme ceux qui tombent des soupiraux d’une cave, des masses de folles fleurs, poussées sur les monceaux de terre et de pierres écroulées, s’éclairaient fantastiquement. Des vols de chauves-souris nous enveloppaient d’un tournoiement d’ombres.
Mais peut-être ne sais-je plus distinguer entre les ruines intérieures des écuries et celles des silos. Mêmes dédales sans fin de piliers colossaux, évanouis dans les profondeurs spectrales. Les magasins à blé sont tout à fait souterrains, et les travées y sont plus nombreuses. Leur longueur se perd dans la nuit; transversalement, elles couvrent près de trois cents pieds. Dans cette direction, elles se présentent de biais, en enfilades étroites, et par un effet de cette étrange oblicité, toutes ces arches, d’un noir absolu par- dessous, et dont les blocs désagrégés se silhouettent en saillies dans un jour de catacombe, semblent se multiplier encore. Quelles gravures cette rude hypostyle eut inspirées à un Piranèse !
Mais ce n’est là que le fondement de l’édifice. Sur ces voûtes se lèvent d’autres arches, plus hautes, aux troncs épais comme les culées d’un grand pont, et dont la procession, allongée au bord d’un étang, règne sur le paysage. Toute la toiture et presque tous les murs sont partis. Seule subsiste cette théorie de pylônes que nous avions prise, de loin, pour un reste d’aqueduc comme ceux qui s’espacent dans la campagne de Rome. Il y en a des rangs et des rangs. Du dehors, on n’aperçoit que la première ligne de leur phalange; on dirait des tours dont le bleu du ciel emplit les intervalles. C’est une ossature monstrueuse qui ne montre plus que sa cage.
A l’intérieur, le sol végétal s’est reformé. Une houleuse prairie s’enfonce en couloirs de verdure et de fleurs entre les files d’arcades qui les barrent de leurs ombres. Les fenouils, les mauves, les soucis, les giroflées pullulent sur ce damier de noirceurs et de lumières. Des rideaux de lierres descendent sur des fourrés. Grave splendeur des rugueux piliers de toub, sur le côté où glisse le soleil. La matière est bien vile, mais elle a le grain riche et tendre que présentent les tranches d’un vieux vase arabe brisé.
Ici, plus de chauves-souris, mais des hirondelles dont les vols et les cris s’entrecroisent ; et aussi des émouchets, aux ailes plus claires et comme translucides. Quelques-uns passent tout près, tournant vers nous leurs brèves têtes rondes.
Ce squelette d’une gigantesque architecture n’appartient plus au monde humain; les plantes et les oiseaux le possèdent ; le temps a transformé l’œuvre des hommes jusqu’à la rendre naturelle. Alentour, la campagne est moins sauvage; il y a des cultures; des orges, des blés verts ondoient, se moirent sous un vent léger. Un long troupeau de bœufs s’espace au loin sur une prairie.
Mélancolie du grand étang. Les nuages sont venus par là, avec le vent. L’eau est grise et s’émeut, noircissant par endroits entre les nappes froissées d’iris jaunes et de roseaux. Là-bas, un essaim de pique-bœufs borde l’autre rive comme d’une traînée de neige. Au delà, c’est la plaine, où descendent des barres de créneaux, des ruines, un morceau de la vieille Meknès. Et puis, l’immense pays tourmenté, un infini de cuvettes, de collines, de plateaux, d’un bleu clair et qu’on dirait diaphane, — le bleu des mystérieux rochers que le Vinci dressait à l’arrière-plan de ses figures. Derrière les blancheurs du Mellah, le fantôme du Zerhoun avance comme une île très lointaine...


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MessageSujet: Re: VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON.   VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON. - Page 6 EmptyJeu 2 Mar - 9:26

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- Fez. Le réveil de la ville derrière les remparts.

FEZ

I

FEZ, la capitale du vieux Maroc, le grand foyer de civilisation sarrasine, la ville sainte fondée par le second Idriss, au temps de Charlemagne, et qui fut la sœur de la Grenade et de la Cordoue musulmane, quand l’Empire des Almohades s’étendait du Sahara au plateau de Castille. J’y reviens après un intervalle de quinze ans, et douze années s’étaient écoulées depuis que j’y étais entré pour la première fois. Grands espaces de la vie d’un homme, bien peu de chose dans celle d’une cité millénaire. Mais dans son histoire, pourtant traversée de tant de péripéties, ce quart de siècle compte plus que toutes ses durées antérieures.
En 1905, elle demeurait très exactement ce qu’a décrit Léon l’Africain. Les influences modernes ne l’avaient pas encore touchée. Hors d’elle-même et des choses du Maghreb, elle ne connaissait à peu près rien. Elle ne communiquait pas avec notre monde; seules, des pistes jonchées d’ossements d’ânes et de chameaux la reliaient à Meknès, à Taza et aux villes de la côte. Pour y venir, nous avions dû cheminer toute une semaine en traversant à gué les rivières.
C’était toujours la vieille Fez endormie, rigide comme une somnambule, dans l’hypnose ancienne de l’Islam, la Fez farouche qui tournait le dos à l’Europe approchante, et crachait par terre devant le chien de Chrétien qui l’offensait de sa présence.



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- Fez. Le réveil de la ville derrière les remparts.




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MessageSujet: Re: VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON.   VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON. - Page 6 EmptyJeu 2 Mar - 9:26

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- Le rempart vert des figuiers de Barbarie.


Les siècles avaient passé, les révolutions succédant aux révolutions, les dynasties aux dynasties; sa vie n’avait jamais changé. Elle arrivait alors à la décrépitude. Son sultan Abd-el-Aziz, enfermé dans son palais, tout à ses joujoux et à ses amuseurs européens, était sans force et sans prestige. Les soldats criaient misère; les Berbères menaçaient les portes et, de temps en temps, pillaient le Mellah. Des agitateurs promenaient victorieusement leurs drapeaux; la révolte grondait partout. L’Empire semblait crouler de lui-même.
En 1905, nous venions de conclure avec l’Angleterre et l’Espagne les accords qui nous reconnaissaient un droit de surveillance sur la majeure partie du Maroc, et l’année suivante, la conférence d’Algésiras consacrait notre titre. Ce vieux pays allait entrer dans le mouvement qui, de nos jours, transforme de plus en plus vite le monde, rompant jusqu’au fond de l’Orient des équilibres que l’on croyait immuables. Le flux du temps allait s’accélérer pour Fez.
En 1911, le soulèvement des Cherarda du guich réduisait le sultan à faire appel à la force française; en 1912, Moulay-Hafid signait le traité de protectorat. La ville eut un sauvage sursaut. Émeute sanglante de six jours, et puis attaque furieuse et vite brisée des tribus de la montagne. La France imposant l’ordre, la nouvelle ère commença.
Cinq ans plus tard, quand je revis Fez de la hauteur des tombeaux Mérinides, les changements n’apparaissaient guère. Simplement, par-dessus les minarets de la ville maghzen, montaient les antennes presque imperceptibles de la T. S. F. Quelle ...


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- Le rempart vert des figuiers de Barbarie.



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MessageSujet: Re: VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON.   VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON. - Page 6 EmptyJeu 2 Mar - 9:29

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- Le cimetière de Bab Ftouh au soleil du matin.


... puissance magique s’y annonçait ! Par ce grêle filet nerveux dressé dans l’espace, une relation instantanée était assurée avec les centres gouvernants de l’organisme français. Les communiqués de Paris nous parvenaient tous les soirs.

II

Arrivés tard, hier, dans la journée, nous n’allions pas tout de suite plonger dans l’étouffant dédale des souks. Cette fin d’après-midi, il était plus doux de descendre dans les jardins sauvages qui remplissent le val de l’oued Zitoun. Et puis, le soir, nous avons poussé jusqu’à Bab-Ftouh, un des lieux qui m’avaient laissé le sentiment le plus profond du grand passé de Fez.
Une magnifique route y conduit, ancienne déjà pour les résidents français, puisqu’elle date des premiers temps de l’occupation, mais, en 1917, j’étais resté trop peu de temps pour m’y habituer. Puis-je avouer que je regrette les humbles pistes que nous suivions, il y a plus longtemps, au pas d’une mule, ou d’un cheval, pour aller à l’antique cimetière de Bab-Ftouh ?
A tous moments, au cours de cette promenade, je croyais les revoir. Il en reste d’ailleurs bien des vestiges. Ce n’étaient que de minces sillons courant ensemble ou dispersés dans le vallon, la trace multiple et désordonnée laissée sur la terre par le cheminement, de siècle en siècle, des bourricots et des chameaux. Au-dessous de Bab-el- Hadid, ces vagues sentiers sinuaient, à côté des saules ou des roseaux de l’oued, ...


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- Le cimetière de Bab Ftouh au soleil du matin.






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MessageSujet: Re: VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON.   VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON. - Page 6 EmptyJeu 2 Mar - 9:35

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- Près de Bab-Djid.


... sous les clairs feuillages des mûriers, frênes et peupliers. Aussi bien que les verdures printanières et que le grave rempart almohade, ils faisaient partie du paysage qu’avaient connu les générations du peuple fassi. Ils s’étaient formés d’eux-mêmes comme les choses de la nature.
On ne pouvait pas aller vite, et l’on avait le temps de tout regarder : près de Bab- Djid, les merveilleux rideaux de lierre et de lianes tombant de l’arche crénelée qui, par-dessus la dégringolade d’un torrent, continue la crête interrompue du rempart; au bord de l’oued, les iris en fleur parmi les roseaux; les libellules aux ailes de lumière surgissant de l’oseraie; une ribambelle de biquettes escaladant les rochers; un pâtre menant ses brebis. On passait la rivière sur les galets, au milieu des bœufs qui s’abreuvaient, ou bien des blanchisseurs en train de piétiner leur linge au rythme de leur monotone chant de métier. Et puis l’imperceptible chemin grimpait dans la pierraille, sous les oliviers — de très vieux arbres aux troncs crevassés, dont les feuillages légers et si pâles faisaient penser aux champs élysées des anciens. Ils entourent, ils pénètrent un de ces antiques domaines de la mort que l’on retrouve toujours à l’orée des villes arabes. Là, sur la pente, sont les tombeaux des grands docteurs venus d’Espagne, au temps des Idrissides : cubes décrépits, tristes dômes dont les fleurs de faïence n’ont laissé qu’une trace grise. Un lieu horm, où nous savions qu’il nous était interdit d’entrer. La piste redescendait en zigzags vers Bab-Ftouh. Par moments, à travers des rameaux ...


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- Près de Bab-Djid.

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MessageSujet: Re: VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON.   VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON. - Page 6 EmptyMer 8 Mar - 6:20

page 139

VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON. - Page 6 Visio182


... d’argent ciselé, on apercevait quelque sombre morceau de rempart, un peu du laiteux fantôme de Fez descendant comme une brume sous la montagne du Zalagh. En bas, il n’y avait que des terrains fauves, du rocher et encore des tombes, comme si le grand champ funéraire par où la ville finit de l’autre côté de la porte, en avait débordé pour se relier à la nécropole vénérée des Andalous.
Mais le tragique rempart était la principale présence. Nulle part sa vieillesse n’apparaît si dévastée. C’est ici la partie la plus ancienne de l’enceinte. Rangs édentés de grands merlons, pans de pierre grise, mangés de rouille et de lichen, traversés de longues fissures qui baillent par en haut, entre des nappes déchirées. Quels témoins de ces longues durées de Fez qui nous restent obscures ! Un des bastions de la courtine est fendu jusqu’en bas comme un vieux chêne écartelé par la foudre. Troué, montrant le jour, ouvert à sa crête, on croirait qu’il va tomber en deux morceaux. Sur un autre, le ravage du temps est pire. De ses quatre faces, il n’en reste que deux, qui lèvent sur le ciel leurs lames à demi-fondues.
Les oliviers, les tombeaux d’autrefois, les petites sentes fauves, tracées par les pas des hommes et des bêtes à travers les pierres et les agaves, la grande ruine qui semble jeter sur le sol une influence de mort, comme tout cela s’accordait !
Aujourd’hui, cette harmonie naturelle est rompue. La route goudronnée, le passage en éclair des autos qui font le tour de la ville en vingt-cinq minutes, les coups de klaxon qui affolent moutons et bourricots, c’est assez pour la détruire. Mais voici une autre surprise : Bab-Ftouh se présente à nous comme la tête de ligne de plusieurs services de grands cars. Nous en trouvons toute une rangée au pied de son massif, et des chauffeurs, des mécaniciens en casquettes, qui font ronfler des moteurs. Et, en face, qu’est-ce que ces tas de sable, ces cuves à ciment, ces chantiers de construction sous des pans de roche ouverte à la dynamite ? Une gare du chemin de fer Fez-Taza qui va s’édifier là. Les ingénieurs avaient préparé le plan d’un grand viaduc métallique. La ligne, portée dans l’espace, aurait passé par-dessus les vergers, les oliveraies et les tombeaux. Sur tout le paysage de Fez eut régné ce triomphe de l’industrie moderne. Mais il y a des chefs soucieux de maintenir tout ce qui peut se concilier des beautés du vieux Maroc avec les nécessités nouvelles. Le chemin de fer passera en souterrain. On finit de percer le tunnel, au grand émoi d’ailleurs, des ouléma qui ont protesté. Un tunnel sous les koubbas des grands docteurs andalous ! La sape qui les ébranle, le tapage des trains qui troublera sous la terre le sommeil des saints, quelle profanation, quelle invention d’Iblis ! Mais la ligne est indispensable pour acheminer vers l’ouest les produits du pays de Taza. Partant de la ville moderne, où elle doit se relier au reste du réseau, elle ne peut passer que par ici.
De l’autre côté de Bab-Ftouh, je ne reconnais plus rien. Autrefois, Fez répandue dans sa vallée, et si morte, presque spectrale à la fin du jour, sous les fumées essorées de son oued, finissait là dans une solitude grandiose. On ne voyait dans cet espace, parmi les chardons et les affleurements du roc, que des cuves tumulaires et des chapelles. La mort et la religion le possédaient tout entier. Nous tombons sur un étonnant pêle-mêle de baraquements militaires, de marabouts, et plus loin, d’échafaudages, de constructions, d’aspect arabe d’ailleurs, où travaillent des maçons. Il paraît qu’on vient d’amener l’eau jusqu’à Bab-Ftouh. Alors un nouveau quartier est en train de ...


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MessageSujet: Re: VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON.   VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON. - Page 6 EmptyMer 8 Mar - 6:21

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... pousser là. La spéculation s’est mise sur ces terrains longtemps sacrés. Des bourgeois avisés de Fez y ont acheté des lots, les ont profitablement revendus à une société immobilière. On nous contait qu’un riche Maure, au retour d’un voyage en France, rêvait d’édifier ici une villa comme il en avait vu sur nos plages. Mais un règlement interdit, à l’intérieur des murs, toute bâtisse qui altérerait la figure de la vieille ville. La permission sollicitée par cet ami des nouveautés fut refusée.
Malgré tout, l’antinomie reste inéluctable entre le mouvement d’une civilisation que l’idée de progrès élance vers l’avenir, et le parti-pris musulman d’immobilité dans les formes du passé. Ce que nous apportons au Maroc, c’est la volonté qui crée, organise, développe, l’esprit actif, inventif, antagoniste du principe coranique qui impose à toutes les générations d’un peuple des modes quasi rituels de vie et de société. L’abandon des choses aux forces de la nature, les grands délabrements qui font le caractère unique de l’Islam, pour les hommes de nos races, c’est le mal que, d’instinct, ils combattent. Quel symbole que ce travail de nos ingénieurs, cette adduction d’eau qui, tout d’un coup, suscite la vie dans un lieu désolé !
Tout de même, c’était plus beau, la solitude religieuse, au crépuscule surtout, à l’heure où de pieux Fassis y venaient prier. Le souvenir que j’en garde est bien ancien; il remonte pourtant dans ma mémoire par-dessus la récente vision des activités nouvelles; et c’est celui-là que m’évoquera toujours le nom de Bab-Ftouh. Rien ne masquait alors le grave et calme paysage. Les derniers pinceaux du soleil, rasant à contre-jour les minarets de Fez-Djdid, au seuil de la plaine supérieure, passaient au-dessus de la millénaire Fez-Bali et ne la touchaient pas. Sa blancheur était d’ombre. Hérissée, serrée dans la carapace de son rempart comme un glacier dans sa moraine, elle descendait, elle coulait, de plus en plus étroite, et venait s’enterrer dans un creux profond, — la vallée par là finissant en ravin. En bas, dans cette espèce de fosse, ce livide amas de terrasses, aux contours à demi-fondus dans la vapeur du soir, prenait l’aspect d’un suaire couvrant un mort de ses plis. Mais la lumière était lente à quitter les hauteurs. La longue lame du Zalagh baignait dans une splendeur d’or, et à l’orient, à d’inappréciables distances, par delà le pays étrangement enfoncé du Sebou, des plateaux, des cimes qui peut-être appartiennent au Rif se révélaient en vagues lueurs roses.
Autour de nous, parmi les tombeaux, un murmure d’oraisons, ou bien une vague psalmodie élargissait le silence. Des femmes, surtout, plus nombreuses le vendredi, hantaient le champ religieux. Sculpturales toujours, dans la blanche draperie qui les enveloppe du front aux pieds, elles formaient autour des mausolées des groupes recueillis. Quelquefois, une petite assemblée était tapie sur une pente, formes pâles parmi les pierres pâles, autour d’un personnage à mine d’oulema, qui lisait tout haut quelque texte religieux. Il y avait aussi des amateurs de paysage, venus là simplement pour goûter la paix du lieu, l’espace, les changeantes magies du soir sur les montagnes. Quelques- uns se promenaient à petits pas, la cage de leur chardonneret à leur doigt (comme c’était alors la mode); d’autres tenaient une rose, une fleur d’oranger, et s’arrêtaient pour la respirer. La plupart restaient assis sur les rochers, chacun enfermé dans son burnous, le capuchon sur la tête, et la tête sur les genoux. De faméliques bestiaux erraient parmi les tombes.
Je me rappelle surtout une toute petite mosquée, bien différente des graves monuments ...



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AU BORD DE L’OUED FEZ.



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AU BORD DE L’OUED FEZ.



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- Près des tombeaux mérinides.


... alentour. Presque toute bleue, bleue de la douce poterie de ses toits et de ses auvents bosselés, de l’émail fleuri de son porche, — un bleu clair, lacté, où luisaient de vagues reflets de crépuscule. Il était charmant, ce vieux bijou de turquoise morte, perdu, à demi enterré au milieu des pierres et des sépulcres. A côté, un olivier suspendait sa dentelle délicate. A ses basses branches, cent menus chiffons entortillés le montraient marabout, objet de dévotion populaire. Des femmes en baisaient pieusement les rameaux.
Nous l’aimions, la douce chapelle féminine, et l’arbre miraculeux qui lui tient compagnie. Les obus les ont abattus en 1912, quand, après l’émeute, il fallut repousser les Berbères qui déjà débordaient de la porte. Mais le Saint qu’on y vénérait n’est pas oublié. On lui a élevé une autre koubba. Ce grand cube, d’un vert noirâtre et trop vernissé, ne nous parle pas. Aura-t-il jamais l’âme que le temps seul peut donner aux choses ?

*
* *
Le sombre champ de tombes autour de la petite mosquée bleue, ce lieu de prière et de recueillement, j’en eus un jour une vision bien différente.
C’était à la fin de septembre, pendant le second séjour que je fis à Fez. De Bou- Djeloud, où nous habitions, on avait commencé d’entendre, au milieu de l’après-midi, un lointain tumulte qui semblait venir de l’autre bout de la ville. Confuse clameur de foule, d’où montait par moments ce cri perçant, prolongé comme un roulement ...



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- Près des tombeaux mérinides.



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- Entrée du Sultan dans l’un des méchouars de Fez.


... de sifflet que jettent les femmes montées sur les terrasses quand un événement public les surexcite. En avril 1912, les Français de Fez, traqués et massacrés, l’avaient entendu ce cri frénétique. Ce soir-là, de glapissantes musiques s’y mêlaient, annonçant quelque fête. Renseignements pris, c’était bien cela : un moussem d’Aïssaoua, justement sur le plateau de Bab-Ftouh.
Nous y avions couru, saisis, à mesure que nous approchions, par le sauvage et grandissant concert.
Les pentes d’oliviers au-dessus du rempart, le fond de la vallée, l’étendue du cimetière intérieur étaient blancs de foule. On croyait voir, agglomérée, serrée en une masse continue, toute la population de Fez. Grappes humaines sur les talus, les koubbas, dans les brèches et sur la crête même du rempart. Pullulement partout, comme d’un peuple de pâles insectes, coulé de la grande fourmilière qu’était devenue la colline, et couvrant en bas tout ce qu’il pouvait couvrir. De cette multitude, sortaient les affolantes musiques africaines, d’aigres piaillements de rhaïtas, zigzaguant, s’entrecroisant, déchirant l’espace ; des coups profonds comme des pulsations de gongs, et des cris sourds, saccadés, des sortes de rauques halètements. Il fallait se pousser à travers les ondes humaines pour découvrir les sources de ce vacarme. Entre chacune de ces vagues, s’ouvrait un espace étroit, une sorte d’ellipse, traversé par un rang de figures démentes. En me haussant sur la pointe des pieds, j’apercevais tout juste le sursaut maniaque et régulier de leurs têtes. Elles s’éclipsaient, reparaissaient, chavirant sur les épaules, chevelure ballante, paupières closes, bouche ouverte, jetant toujours la même vocifération entrecoupée :



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- Entrée du Sultan dans l’un des méchouars de Fez.



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- Bab Ghissa.


... Allah, Allah, Allah! En bas, invisible, une furieuse batterie de derboukas excitait leur épilepsie.
En grimpant sur une butte, j’avais fini par en voir beaucoup d’autres, de ces scènes de folie. Il y en avait de tous les côtés, et de quart d’heure en quart d’heure, dans l’orage déchaîné des tam-tams, la frénésie croissait. Les cadences s’accéléraient, les saltations sur place devenaient plus violentes, le roulement des têtes se précipitait. Oh ! le sombre délire !...
Une certaine file de ces forcenés semblait exactement un rang de pendus, des pendus d’Orient, en robes, dansant tous ensemble au bout d’invisibles cordes; les faces étaient aussi blêmes et mortes, — les corps, les bras abandonnés au démon qui les secouait.
Deux sauteurs à côté de nous, épuisés, finirent par s’effondrer. Alors un vieux qui faisait face à la bande, et se démenait en la stimulant de ses cris, s’approcha de lui, les deux mains étendues, et le toucha au front. Aussitôt l’autre, comme rechargé d’un fluide électrique, repartit en bonds accélérés. Là, j’apercevais l’orchestre : deux batteurs de caisse, des nègres, pelotonnés à terre, qui tapaient à tour de bras sur leurs peaux d’âne, et trois sonneurs de rhaïtas, des enragés, ruisselants de sueur, les yeux exorbités, les joues gonflées, comme des Tritons soufflant dans leurs conques, ivres de rythme et de tapage. Dans le même cercle, deux femmes allaient et venaient, battant du pied, des « guettas » qui chassaient ainsi les démons de la terre. Pliées en arrière, désarticulées, la tête renversée, elles trépignaient convulsivement, tandis que par saccades, soubresauts, leurs bustes semblaient vouloir se détacher de leurs jambes. Le youyou stridulent du peuple féminin, blanc voilé, et massé sur les blanches corniches des koubbas, traversait toutes les cacophonies.
Mes compagnons, des officiers français, regardaient tranquillement ce spectacle de folie collective. Ils fumaient des cigarettes ; ils observaient avec des sourires amusés. Quelle distance entre la froide et lucide raison, la précise et constante énergie qui font l’empire de notre Occident sur le monde, les fermes contours que présente chez nos races la personne humaine, et ces âmes instables et troubles d’Afrique, qui trouvent leur état ...


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- Bab Ghissa.



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VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON. - Page 6 Visio188
- La roue chantante de Bou Jeloub.


... suprême dans le vertige où l’individu se défait en se confondant à un dieu qui est tout !
Les nombres s’épaississaient, les spectateurs entraient dans les danses, les cercles fous se rejoignaient. Jusqu’aux limites du plateau s’étendaient les lignes bondissantes de possédés. Moins résistant que mes amis, je sentais le vertige me gagner, et je me suis enfui.
Je partais le lendemain, et ce même soir, je voulus une dernière fois revoir Fez tout entière, du haut de la colline qui monte parmi de vieilles tombes (toujours des cimetières) derrière Bab-Ghissa. On n’arrivait là-haut que par un sentier de chèvres, accidenté de trous profonds et de rochers. L’agréable café maure, à l’usage des Européens qui font le tour de la ville en automobile, n’existait pas encore. Les seules choses humaines étaient le vieux bordj saadien, une arche ruinée, et ces tombeaux des rois mérinides, dont six cents ans n’ont laissé que des morceaux.
Quand j ’y arrivai, les dernières couleurs du crépuscule venaient de s’éteindre sur le Zalagh ; une lune de nacre flottait entre des nuages. Les lointains du paysage, la plaine du Sebou, au-dessous de la vallée, demeuraient visibles dans un reste de jour. Mais Fez, derrière le squelette formidable de son rempart, hérissée de ses minarets fantômes, n’était dans son bas-fond qu’une ombre gisante. Elle paraissait morte, abandonnée. Cependant, le tapage de tam-tams, l’aigre charivari religieux nous parvenaient encore, affaiblis par la distance. Que cela était triste et sauvage ! Là-bas, sur le plateau écarté de Bab-Ftouh, je ...



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- La roue chantante de Bou Jeloub.



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VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON. - Page 6 Visio189

- Le jet d'eau sous le pavillon fleuri.


... distinguais vaguement le pâle ondoiement de la multitude. Toute la vie de la vieille cité avait reflué là, et s’agitait dans un sombre rêve.
On se sentait très seul, bien loin de notre monde, emporté au fond du passé devant quelque Babylone ou Carthage célébrant un culte monstrueux. La nuit approchait; Tânit, au ciel, commençait à briller, et j’entendais toujours la lointaine clameur.

III

Nous logeons parmi les vergers et les prés qui dévalent vers les roseaux de l’oued Zitoun. C’est un lieu plein d’ombrages et de liquides rumeurs.
Des eaux de montagne y bruissent, un peu laiteuses, couleur de neige fondante, dont l’élan rapide, à fleur d’herbe, la vie froide et lumineuse, sont un enchantement quand on revient des pullulants terriers de la medina. Il y en a sous ma fenêtre qui filent tout droit dans les seghias du jardin. Au pied de la maison, c’est presque une petite rivière glissant dans un canal de chaux grise où je regarde tâtonner des crabes tout pareils à ceux de la mer. D’autres ruisseaux courent librement parmi les bosselures des prairies, s’éclipsent sous les feuillées, s’en vont dégringoler plus bas en blancheurs bouillonnantes. Des micocouliers, des amandiers, de jeunes palmes les entourent. Les floraisons sont déjà passées. Merveilleux printemps de Fez, quand les essaims de blancs et roses pétales flottent partout dans les vergers !
Nous sommes à l’entrée d’un quartier noble; on ne s’en douterait pas. Des deux côtés de la voie française qui passe sous Bab-el-Hadid, on ne trouve que des venelles ...


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- Le jet d'eau sous le pavillon fleuri.



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- Une salle du dar Jebina ben Jelloun.


... désertes entre des murs d’où débordent des feuillages. Mais derrière ces clôtures, se cachent les demeures — quelques-unes des palais — de grands fonctionnaires et même de vizirs. C’est par là qu’habitait, en 1905, la mission française dirigée par M. Saint-René Taillandier quand, à travers les difficultés suscitées par les prétentions soudaines de l’Allemagne, il négociait avec le Maghzen les réformes que nos accords avec l’Angleterre et l’Espagne nous donnaient le droit de conduire. Noble, cette résidence offerte par le Sultan l’était vraiment par son grand quadrilatère intérieur d’arches mauresques, ses vasques jaillissantes, ses profonds parterres d’orangers, en contre-bas sous des chemins de faïence. On y arrivait par l’humble ruelle des Souris, fréquentée le soir par de sages bourgeois qui, leur coussin sous le bras, s’en allaient à pas comptés chercher dans le vallon fleuri un lieu de paix et de contemplation.
Un important vizir que j’avais connu au temps d’Abd-el-Aziz habite toujours ce quartier. Vendredi dernier, en arrivant à Fez, nous l’avions aperçu, courbé sur sa monture, derrière le Sultan qui s’en allait à la mosquée. Il était là au premier rang d’un cortège de grands dignitaires.
Un imposant cérémonial : la foule respectueusement rangée sous les murs et les hautes tours crénelées du Vieux Méchouar, les étendards, la troupe montée, les cuivres et les fifres de la nouba, la garde noire, le kaïd embarek, porteur du rouge parasol impérial, et soudain l’acclamation du peuple, les youyous stridents des femmes, à l’apparition du jeune souverain. Pâle, et long voilé de blanc, il avançait, les yeux baissés, porté comme une idole, insensible à la danse de son fringant cheval. Le Sultan pape, le chef religieux de l’Islam maghrébin, suivi de ceux qui représentent son pouvoir aux yeux de cinq millions d’hommes. On voyait l’ordre politique et spirituel ...



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- Une salle du dar Jebina ben Jelloun.



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- S. M. le Sultan Moulay Mohamed et M. Lucien Saint, résident général de France au Maroc, à l’issue d’une visite officielle.


... d'un peuple, et dans cet ordre, le vieux ministre, derrière son maître, faisait grande figure.
Il convenait de lui rendre visite. Il fallut maints détours pour atteindre, au bas d’un raidillon, à sa modeste porte. Lorsque, reçus et conduits par deux khodjas à travers un édenique jardin, nous arrivons jusqu’à lui, qui nous attend dans son patio, je le retrouve à peine vieilli, avec son visage clair que le soleil ne semble pas avoir touché, ses yeux perspicaces, sa bouche aiguë, sa grave barbe musulmane bien coupée au ras de la lèvre supérieure, son pâle sourire désabusé. Un seigneur, et qui impose par son air de force réticente et de sagacité. Un nuage de mousseline l’enveloppe tout entier.
A sa première question — depuis combien de temps sommes-nous à Fez ? — il nous faut avouer que c’est déjà depuis cinq jours, mais nous savions la présence du Sultan, et son Excellence devait être si occupée ! Il répond qu’avec un ami comme nous, les occupations ne comptent pas. Une caresse de la belle courtoisie arabe où entre toujours le geste de l’affection.
Il sait admirablement le français, mais il préfère user de son interprète. Diplomatique habitude, peut-être, qui évite les paroles irréfléchies.
Tandis qu’infuse le thé de la kaïda, nous évoquons tous deux de vieux souvenirs : les affaires de 1905, le Sultan Abd-el-Aziz, certains vizirs de cette lointaine époque, celui «de la Mer»(1), le si intelligent Si Abd-el-Kerim-Ben-Sliman, celui de la guerre, Si Mohammed Guebbas, alors déjà tout chenu — il paraît qu’il est toujours là; il doit être centenaire. Et cet influent et pittoresque instructeur écossais, le Kaïd Mac Lean, et notre consul, M. Gaillard, qui vivait à l’arabe et savait tout de l’histoire et de la politique marocaines. Que d’événements, quels changements depuis cette année-là ! Nous mentionnons le plus heureux : l’ordre, la tranquillité qui règnent aujourd’hui.
Silencieusement, il approuve de la tête. Et puis, pour le tâter un peu, j’en indique un moins satisfaisant : cette fièvre amibienne ...

(1) Ce titre désignait le ministre des Affaires Etrangères.



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- S. M. le Sultan Moulay Mohamed et M. Lucien Saint, résident général de France au Maroc, à l’issue d’une visite officielle.



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VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON. - Page 6 Visio192


... si fréquente aujourd’hui à Fez, ii me semble qu’elle était inconnue autrefois. Les vingt-six membres de la mission de 1905 ont pu passer ici près de neuf mois, et tous se sont bien portés; on n’en parlait pas, de ce mal dont tous les résidents européens subissent ici tôt ou tard l’atteinte. A-t-on trop remué la terre, imprudemment dérangé les antiques égouts pour des travaux d’assainissement ? Des soldats coloniaux ont-ils apporté des germes d’infection ? Il ne répond pas. Simplement, « cela est ainsi ». Il ne loue ni ne critique rien. Les changements, il les constate comme il ferait de phénomènes de la nature. Sage réserve ? —ou idée du mektoub, du destin écrit d’avance dans le livre de Dieu ?
Il a servi trois sultans; il en a vu tomber deux; il sert aujourd’hui le quatrième. Que de choses il a connues ! Les folies d’Abd-el-Aziz, les intrigues du harem impérial dont lui-même avait mission d’aller cueillir en Circarssie les jeunes beautés; les colloques de Ben Sliman et des émissaires allemands, les dessous de l’émeute de 1911, la politique des grands kaïds du sud qui portèrent Moulay-Hafid au pouvoir, de subites et opportunes disparitions de remuants personnages, le supplice du Rogui, les pensées de Moulay- Hafid à la vue des Français qu’il avait appelés à son secours contre ses tabors révoltés, ce qui se chuchote à la Karouyine, centre spirituel de réaction au nouveau régime, tant d’histoires mystérieuses du Maroc depuis trente ans. Oui, que de secrets enregistrés dans cette tête encapuchonnée, derrière ces yeux pâles et sagaces qui me regardent avec aménité ! Ah ! si un vieux vizir écrivait ses mémoires !

IV

De Bab-el-Hadid, pour atteindre les centres de Fez, les sanctuaires mystérieux d’où rayonnent les inextricables souks, le chemin n’est pas simple. On descend par des pentes abruptes, d’abord entre des clôtures de jardins, puis en des tranchées de plus en plus obscures, presque souterraines quand on arrive aux régions habitées où les maisons, soutenues par des poutres obliques, surplombent, affrontées de si près que le ciel se réduit au plus mince ruban d’azur déchiqueté. Et souvent cette espèce de fissure manque; on plonge sous les maisons mêmes. Je reconnais ces tunnels où il fallait se pencher sur le cou de sa bête pour ne pas se cogner la tête aux solives; mais depuis que l’auto, impossible dans ces labyrinthes, est devenue pour les Européens le seul mode de transport, c’est à pied qu’ils circulent dans Fez, obligés de s’aplatir contre le mur lorsqu’un important Fassi, volumineux dans ses voiles, et confortablement assis dans le drap rouge de sa selle en fauteuil, menace du tranchant de son énorme étrier l’infortuné piéton.
Impressionnante, cette descente prolongée dans des galeries d’ombre et de silence. On a le sentiment d’entrer dans les profondeurs d’un passé très ancien, de s’enfoncer au-dessous des niveaux où remuent les vivants. Tout est si vieux ! La chaux s’effrite partout sur la brique et le bois. Des murailles crevassées, une rouille épaisse aux barreaux des judas, une odeur de terre, de sépulcre, de vagues reflets de salpêtre et de pierre humide, des toiles d’araignées qui pendent aux angles des étais. Dans leurs paquets gris se cachent, dit-on, les djinns dont les divers peuples, blancs et nègres, musulmans et juifs, habitent toutes les voûtes de Fez.
De maigres chats rôdent, mais les humains sont rares. On ne rencontre guère que ...


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... des femmes. Formes oblongues, mortuaires ; dans la pâleur du haïk, elles glissent le long des parois, comme des spectres dans un jour de limbes.
De distance en distance, la sape s’interrompt. Cela fait au loin des chutes successives de rayons, comme il en tombe dans les puits. Alors, dans une sorte de fumée, des figures qu’on n’avait pas vues se silhouettent, s’éclairent un instant, et s’effacent dans la nuit. Il n’y a que l’eau-forte qui pourrait traduire ces mystérieux effets. C’est le propre de Fez, ces perpétuelles oppositions de noirceurs et de vaporeuses lumières.
Quelquefois, entre deux couloirs, un porche de mosquée s’ouvre sur un perron, et dans la féerie diaprée de son cadre, de pâles profondeurs, des arceaux de cloître s’inscrivent. Il m’est arrivé de passer là, le soir, quand la ruelle était tout à fait morte. Soudain apparaissait cette grande baie rayonnante, et à l’intérieur, des rangs d’hommes debout, encapuchonnés, monastiques dans la coule du burnous entre des flammes de cierges, et puis tous ensemble prosternés, le front touchant les dalles. Une solennelle vision. Au dehors, la nuit, la solitude, et là, dans une chaude clarté, la religion vivante, ces files silencieuses de musulmans qui adorent.
En bas, le ciel s’ouvre un peu, et l’on arrive aux régions peuplées. Des perspectives d’échoppes, un entremêlement de nattes en auvents, des étals d’herbes, de fritures, de boucheries, souvent un beau minaret bordé de vert, le grand fer à cheval d’une porte de fondouk, la façade aveugle d’un vieux palais. (Il faut entrer dans l’atrium du Dar Adyel — aujourd’hui la maison des Beaux-Arts, — d’un style si grave et si pur : le brun du cèdre entre les blancheurs découpées de deux étages d’arches.)
Certaines rues sont couvertes d’un treillis. On y marche dans des mailles d’ombre qui bougent sur tous les burnous. C’est un fantastique filet où cent passants à la fois sont pris. Il y a des carrefours où, sous des vignes grimpantes, des fontaines de mosaïque rient comme des bouquets de fleurs. La mousse a envahi le petit toit de tuile azurée. Mais les panneaux sont intacts. Etoiles de pourpre; ocellations bleu paon sur un fond bleu clair. Hélas ! pourquoi donc a-t-on mis à côté une vulgaire borne de fonte ou de ciment avec son robinet de cuivre ? Le triste spécimen de notre civilisation utilitaire !
Une rumeur claire, une sorte de pépiement nombreux qui nous arrive tout d’un coup... C’est une école, suspendue comme une volière au-dessus de la rue. En me haussant un peu, je découvre à travers le grillage de bois, une clamante confusion d’enfants. Tous posés sur le plancher, habillés de vert, d’orange, de pourpre : un menu peuple d’oiseaux de toutes les couleurs. Frimousses pâles, faibles, aux yeux obscurs et trop grands, la plupart coiffées de capuces pointues. Un mouvement étrange les agite. Ensemble, sans arrêt, ils se balancent, ils hochent de l’échine, ces petits, en piaillant de leurs cinquante voix de fausset quelque sourate du Coran. Au fond s’ébauche la silhouette du magister, un vieux taleb en besicles, accroupi sur une estrade. Il est armé d’une longue gaule qu’il brandit en l’air, en chef d’orchestre, et dont il tape aussi parfois sur la tête d’un traînard.
Ainsi, par la répétition mécanique, s’enfonce dans les jeunes caboches rasées l’empreinte invariable de l’Islam. A douze ans, l’éducation de l’enfant est achevée. Il est allé jusqu’au bout du Livre; il l’a récité tout entier par cœur. C’est un Musulman parmi les Musulmans. Son père donne une fête. Chez nous, après la première communion, ...



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- La place et la fontaine Nedjarine.



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- La place et la fontaine Nedjarine.



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VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON. - Page 6 Visio195

- Le Kief du jeune Fassi.


... l’enfant reçoit souvent de ses parents sa première montre. Est-ce encore l’usage, chez les riches Fassis, de lui offrir en cadeau d’initiation une succulente négresse ?

*
* *

En remontant de l’autre côté des bas-fonds, on finit par arriver aux centres du vieux commerce fassi. De nouveau, des galeries closes, mais cette fois bruissantes, bordées de logettes où des centaines de figures accroupies siègent au-dessus des passants. Une chaude pénombre, traversée de fils de soleil qui tombent des déchirures du plafond de nattes ou de roseaux; un vaporeux clair-obscur où baignent les couleurs des étalages; une atmosphère étouffée, chargée d’odeurs d’encens, d’épices, de crottin; une rumeur faite du froissement des burnous les uns contre les autres, du glissement des babouches, de mille murmures de voix, — et si vague, si continue, qu’on finit par ne plus l’entendre. Parfois, dans un boyau, le cri du vendeur d’eau, et le tintement clair de ses gobelets qu’il entrechoque.
On avance difficilement. Des baudets vous bousculent, de lourdes laines vous frôlent, des épaules vous heurtent, les visages, les yeux musulmans se pressent autour de vous, clairs, la plupart, presque européens sous le capuchon mauresque, si proches et si lointains pourtant, pleins d’une vie et d’un rêve que nous imaginons si mal. Je songe que les jeunes n’existaient pas quand je marchais pour la première fois dans ces mêmes ...


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- Le Kief du jeune Fassi.



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- Mosquée Cherrabine.


... souks, il y a près de trente ans. Et les voilà, pareils à leurs ancêtres, pris et moulés par la forme islamique.
On est là dans une ruche prodigieuse dont les galeries se succèdent, se ramifient toujours. Et dans toutes, aussi loin que le regard peut percer, reparaît le même ruban de foule, le même remuement blanchâtre qui s'évanouit dans l'ombre.
Mais, dans ce fourmillant réseau, des quartiers distincts se succèdent. Chacune des corporations qu'énumérait, au XVIe siècle, Léon l'Africain en occupe plusieurs rayons dont le lieu n'a jamais changé. Souk des forgerons, souk des corroyeurs, souk des joailliers, des ciseleurs de cuivre, des selliers, où pendent cent lanières et harnais multicolores; des armuriers où s'étalent les poignards courbes, les gibecières, les fusils et les poires à poudre, — souk des épices, que bordent, sur les éventaires, des couffins pleins de piments, de feuilles de henné et de pétales de roses ; et le grand souk Attarine, celui des aromates, où flottent les fumées de l'aloès, du cèdre et du benjoin. Vieux métiers, vieilles industries que les fils exercent aux mêmes endroits que leurs pères, suivant les mêmes procédés millénaires qu'ils ont appris dès l'enfance. Des gamins de douze ans fouillent d'un habile ciseau les panneaux de cèdre et d'arar, y creusent avec une étonnante sûreté de main les étoiles, les rosaces, les enlacements si compliqués d'arabesques dont les hommes taillent les incrustations dans la nacre ou le citronnier. Aucun modèle ne les guide. Les motifs du décor traditionnel sont inscrits déjà dans les cervelles enfantines.


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- Mosquée Cherrabine.



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- Le four du potier.

- Une échoppe de poterie.


Ailleurs, un tout petit, pour tourner du bois, actionne du pied une sorte de long archet dont le va-et-vient, au moyen d’une ficelle enroulée, met en rotation la pièce sous une lame que sa main dirige. D’autres, chez les enlumineurs, triturent des feuilles d’or dans du miel ; les plus grands brunissent, avec une dent de mouton montée sur une baguette, les fleurons, les calligraphies que le maître, de son calame trempé dans cet or fluide, a tracés sur un parchemin.
Enlumineurs, ciseleurs, graveurs, peintres sur bois, potiers, à les regarder à la besogne, on comprend la perfection et l’immutabilité de l’art arabe. Perfection matérielle; l’élan d’invention fait défaut.
L’ouvrier suit des formules qu’un usage immémorial a fixées. On dirait qu’il les sait d’instinct, comme l’insecte la géométrie de la toile ou des cellules de cire que l’espèce a toujours répétées.
Quelquefois, pourtant, un art finit par se perdre. Celui des précieuses reliures Le four était presque oublié, quand Lyautey découvrit à Fez un vieux maître isolé qui en avait encore les secrets. Il le fit venir à Rabat, lui trouva des élèves. Si Mohammed ben El Arbi Lahlou avait déjà quatre vingt ans lorsque je fis sa connaissance en 1917. Quelques années plus tard, apprenant que le protectorat envoyait des artisans marocains à l’exposition coloniale de Marseille pour y représenter leurs industries, il fit savoir que n’étant jamais sorti de Fez, il lui plairait d’y aller. C’est là que je le retrouvai, à la fin de 1922, qui, tout menu, le nez chaussé de lunettes, s’affairait, par terre ...


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- Le four du potier.



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- Une échoppe de poterie.



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- Le tissage des tapis.

- L'échoppe d'un tailleur.


... dans un coin du pavillon du Maroc, à ses fers, ses cuirs et son petit fourneau d’argile.
L’autre jour, dans un de ces charmants carrefours qui mettent au milieu d’un souk le feuillage d’une treille ou d’un mûrier, quelle surprise de l’apercevoir ! Plus pâle et fluet encore que jadis, mais droit toujours sous le poids de ses quatre-vingt-quinze ans, il était perdu dans les plis de son lourd manteau rayé. Tous les Français de Fez ont entendu parler de lui. Tous ceux qui le connaissent l’aiment. Quand celui qui m’accompagnait, après lui avoir pris les mains, lui dit un mot qui devait me rappeler à son souvenir, se rappela-t-il vraiment ? La courtoisie arabe est si parfaite ! Ah ! la grâce de son accueil ! Son fin visage exsangue s’éclaira du sourire qu’on a pour l’ami choisi que l’on retrouve. Il m’enveloppa ...


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- Le tissage des tapis.



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- L'échoppe d'un tailleur.



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- Fez vue du dar Fasi.


... de son bras, un bras si léger que je le sentais à peine à travers les plis de son manteau. Ce fut une impalpable caresse. Il ne pesait plus sur la terre ; on eut dit qu’il allait tomber en poussière. Un instant, par un effet de ce geste exquis d’affection, de tendresse, j’eus l’illusion de n’être pas absolument un étranger dans le peuple étrange de Fez. Le sentiment me quittait de l’infranchissable distance entre les âmes de ce monde et les nôtres.
Ces fins artisans, par eux, les formes, les beautés de l’art musulman, — l’un des plus originaux qu’une des grandes familles humaines se soit inventés pour y traduire quelque chose de son essence et de son rêve — demeurent encore vivantes. Ce qu’ils sont ne leur est venu que de leurs ancêtres et de leur monde. L’éducation coranique a façonné leur âme ; les traditions antiques ont formé leurs mains. Ce sont des bourgeois, souvent cultivés, qui savent les poèmes célèbres, des artistes qui s’estiment et travaillent à leurs heures. Ils me semblent incarner le meilleur de la civilisation arabe.

V

Au plus serré des souks, et le pied dans leur ombre, s’enferment les deux sanctuaires qui font de Fez le foyer mystique de l’Islam occidental : la mosquée-cathédrale de Karouyine et la zaouïa qui recèle le tombeau de Moulay Idriss. C’est d’eux que s’épanche le religieux effluve qui s’irradie dans les souks.
Moulay Idriss, le fondateur, le père, l’éponyme de la sainte cité, le chérif dont la baraka dépasse toutes les autres en vertu. Son nom, plus souvent répété que celui d’Allah, obsède depuis plus de onze siècles les cerveaux fassis comme celui de Shiva les cerveaux ...



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- Fez vue du dar Fasi.




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